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06 juin 2024

Mensonge, manipulation, complotisme et diffamation : le choix du lobby thonier

Au lendemain de la publication de notre dernier rapport comparant les bilans environnementaux, sociaux et économiques de deux modèles de pêche thonière dans l’océan Indien, le syndicat des thoniers français, Orthongel, publiait un communiqué de presse intitulé “Trop, c’est trop ! Comment BLOOM manipule l’information pour influer sur le débat public !”.

Loin d’apporter des éléments factuels dans son communiqué de presse,[1] Orthongel a opté pour deux approches concomitantes tout autant illégitime l’une que l’autre :

  1. En versant dans le mensonge, la manipulation, le complotisme et la diffamation — comme tant d’autres lobbies industriels avant eux — ne pouvant que nous attaquer sur de prétendus conflits d’intérêts plutôt que de remettre en question leur modèle destructeur et à bout de souffle. Orthongel y clame que « tous les coups sont permis [y] compris la corruption de certains membres de la [Commission thonière de l’océan Indien]», en s’appuyant sur un « article » du Point.[2] Pour rappel, Orthongel, en revanche, s’y connait en conflits d’intérêts : c’est bien chez eux qu’une administratrice des Affaires maritimes en charge de la pêche thonière a été détachée par l’administration française en 2022 ; personne ayant ensuite été mise à disposition du lobby de la pêche industrielle Europêche en tant que directrice du “groupe thon” pour saborder un règlement européen, dont la violation par la France lui a valu une mise en demeure par la Commission européenne. En novembre 2022, nous avions saisi le Parquet national financier, qui avait ouvert le mois suivant une enquête pour prise illégale d’intérêts (procédure toujours en cours).
  1. En prétendant que parce que certaines autres pratiques sont pires (par exemple la pêche illégale ou encore la pêche au filet maillant dérivant), alors les pratiques des navires français — désastreuses — deviennent automatiquement légitimes et acceptables. En sous-entendu : nous devrions les laisser tranquilles et uniquement dédier nos efforts à ces pratiques qu’ils considèrent comme « pires ». C’est oublier deux choses : i) BLOOM est une association française dont le but est d’influencer la gestion des pêches européennes (nous n’avons aucune influence en Asie, par exemple, et ne cherchons pas à en avoir ; notre objet et capacité d’action se limitent au niveau européen) et ii) les Européens sont loin d’être exemplaires, donc il nous paraît absolument nécessaire de balayer devant notre porte avant d’aller prêcher la bonne parole (non suivie des faits) sur la scène internationale.

Nous répondons ici à ce communiqué de presse d’Orthongel, qui diffuse de nombreuses affirmations mensongères. Cette réponse est longue, non pas parce que nous cherchons à nous justifier — les arguments d’Orthongel et nos chiffres parlent d’eux-mêmes — mais parce qu’il nous semble important d’apporter à la connaissance de toutes et tous les éléments décrits ci-dessous, particulièrement à un moment où de nombreux décideurs politiques et journalistes ne s’embarrassent plus de vérifier les informations qu’ils colportent, reprenant in extenso les propos mensongers des lobbies industriels.

Pour en faciliter la lecture, nous avons regroupé ces affirmations en deux grandes parties : la première, grave, sur les mensonges et allégations d’Orthongel ; la seconde, sur des points plus techniques et généralement insignifiants sur lesquels Orthongel essaye de détourner l’attention face à notre remise en cause sans concession de leur modèle mortifère.

LES MENSONGES ET ALLEGATIONS D’ORTHONGEL

1.   BLOOM serait le « cheval de Troie » de l’International pole-and-line foundation et des intérêts commerciaux d’un certain John Burton

Selon Orthongel :

  • BLOOM « travaille étroitement avec l’International Pole & Line Foundation (IPNLF), une ONG contrôlée par John Burton (un proche de la fondatrice de Bloom Claire Nouvian) qui est également le dirigeant… de World Wise Food (WWF), leader européen du marché du thon à la canne !» ;
  • « BLOOM se positionne comme un cheval de Troie de l’IPNLF dans la guerre commerciale que livre John Burton contre la pêche européenne » ;
  • « [BLOOM] préfère délivrer une information manichéenne pour attaquer la pêche européenne et défendre les intérêts commerciaux de […] l’entreprise de John Burton» ;
  • « En attaquant les senneurs européens sur ce point précis [un accord douanier ; cf ci-dessous], BLOOM espère influer en faveur des Maldives (et des intérêts commerciaux de John Burton) dans les négociations en cours» ;
  • « Le timing de diffusion de ce rapport répond à un agenda orchestré et coordonné par John Burton dans une logique de communication opportuniste» ;
  • « BLOOM, depuis ses bureaux parisiens, poursuit son opération de destruction de la pêche française et européenne, au service d’intérêts étrangers bien installés à la CTOI ».

Pourquoi est-ce faux ?

Nous n’avons pas attendu de connaître John Burton pour nous intéresser aux pêches thonières européennes et pour nous forger une opinion sur leurs pratiques désastreuses. Oui, nous connaissons l’IPNLF et M. Burton :

  • L’IPNLF, une association qui représente des pêcheurs de thon à la canne du monde entier (Maldives, Sénégal, USA, Indonésie, Espagne, Islande, etc.), ainsi que des acteurs majeurs de la distribution (Migros, Marks & Spencer, Sainsbury’s, Woolworths, etc.). Sur son site, l’IPNLF se définit clairement comme “étant née du besoin de représentation des pêcheurs maldiviens de thon à la canne” ;[3]
  • John Burton, un homme d’affaires anglais dont l’entreprise World Wise Foods fait commerce de thon (notamment) maldivien et pêché à la canne, mais aussi de tomates italiennes, de pommes de terre françaises, de saumon américain, etc.[4] Comme indiqué par Orthongel, M. Burton a bien été un membre fondateur et a présidé l’IPNLF et son entreprise en est bien membre, mais les insinuations d’Orthongel quant à la toute-puissance de ce seul homme confinent au complotisme le plus éculé. Nous laisserons évidemment M. Burton se défendre des accusations diffamatoires portées à son encontre par Orthongel et relayées par la presse sectorielle.

Nous connaissons ces deux acteurs, tout comme nous connaissons une bonne partie des autres acteurs du secteur, que ce soit du côté des ONG environnementales, de l’industrie, ou des administrations.  De même que nous connaissons les lobbyistes du chalut et de la pêche thonière,. C’est notre métier. Est-ce que cela signifie pour autant que nous “travaillons étroitement” avec eux ou que nous sommes des “proches” ? Non, évidemment.

Nous échangeons avec John Burton et l’IPNLF depuis des années, que ce soit sur la question des pêches thonières dans l’océan Indien ou au sujet du très controversé label MSC. Nous partageons avec eux certains points de vue, notamment sur l’importance de transformer le modèle de pêche thonière actuellement pratiqué par les Européens, c’est-à-dire un modèle inéquitable, hautement subventionné et à l’impact démesuré sur la biodiversité et le climat comme nous le montrons dans notre rapport attaqué par Orthongel. Nous discutons avec eux de la même manière que nous discutons avec de nombreuses autres personnes qui représentent des intérêts économiques, petits ou gros (y compris Orthongel, au moins dans le passé). Cela ne nous empêche pas d’être en total désaccord avec eux sur certains points, ou de partager une certaine vision sur d’autres. BLOOM s’est toujours volontiers associée à divers acteurs commerciaux, y compris des pêcheurs et la filière aval, lorsque nos intérêts sont alignés, comme cela a par exemple été le cas lors de nos campagnes contre la pêche électrique ou contre la senne démersale.

En revanche, BLOOM n’a jamais touché le moindre centime de John Burton ou de l’IPNLF, tout comme nous n’avons jamais touché le moindre centime d’entreprises de pêche ou de la grande distribution. Chacun sa place, en toute indépendance. Et si certaines de nos études ne vont pas dans le sens de M. Burton ou de l’IPNLF, ce n’est évidemment pas un problème et nous continuerons de discuter avec ces deux acteurs, au grand dam des industriels français et espagnols, qui n’ont visiblement pas grand-chose à nous reprocher pour tomber aussi bas et commencer leur diatribe avec de telles sottises.

Enfin, que dire de l’affirmation d’Orthongel selon laquelle « BLOOM, depuis ses bureaux parisiens, poursuit son opération de destruction de la pêche française et européenne, au service d’intérêts étrangers bien installés à la CTOI ». Passons sur le commentaire sur la localisation de nos bureaux… De quelle pêche française Orthongel parle-elle, exactement ? La France compte trois entreprises de pêche thonière et le moins que l’on puisse dire est qu’aucune d’entre-elles n’est vraiment « française » :

  • La Compagnie française du thon océanique (CFTO) a été rachetée en 2016 par le géant néerlandais Parlevliet & van des Plas.[5] Un de ses navires est sous pavillon italien,[6] un autre sous pavillon bélizien ;[7]
  • Via Océan/Saupiquet appartient au conglomérat italien Bolton Group depuis 1999. L’entreprise a été placée en liquidation à la fin de l’année 2023 et ses navires devraient être rapidement vendus à des capitaux étrangers ;[8]
  • Sapmer, du groupe Bourbon, est la seule entreprise à être toujours détenue par des capitaux français, mais a longtemps été domiciliée à Singapour. Elle s’est aussi implantée dès 2008 à Maurice avec son usine de transformation Mer des Mascareignes, et y a aussi pavillonné une partie de ses navires (trois jusqu’à fin 2023, date à laquelle ils ont été vendus à des capitaux étrangers),[9] les autres ayant été pavillonnés aux Seychelles (également vendus).

Aucun de ces navires n’est basé en France. Tous sont basés dans les ports thoniers avancés, au plus proche des zones de pêche : aux Seychelles pour l’océan Indien. C’est donc dans ces ports que ces navires font tourner l’économie, puisqu’ils s’y approvisionnent, font leur plein de carburant, débarquent leurs captures, qui y sont mises en boîtes par la multinationale Thai Union, propriétaire, entre autres de la marque Petit Navire. Les officiers de ces navires sont français, certes, mais les marins viennent en très grande majorité de pays en développement où la main d’œuvre est beaucoup moins chère, comme Madagascar ou les Philippines.

Orthongel essaye de créer l’illusion d’une « pêche française », avec la menace habituelle à l’emploi sous-jacente, mais personne n’est dupe. Il y a bien longtemps que la pêche thonière tropicale « française » ne correspond plus à « la » pêche française, mais à une grande pêche industrielle aux mains de multinationales étrangères, opérant dans une économie globalisée et utilisant à outrance l’argument de l’emploi et de l’économie pour protéger ses intérêts économiques, alors qu’elle détruit les emplois de la pêche artisanale et vivrière, l’environnement et les finances publiques. Dernier exemple en date, après la liquidation des flottes des armements Sapmer et Via Océan : l’annonce d’un plan de redressement par la CFTO, avec réduction de 30% de tous les salaires.[10]

2.   BLOOM serait « complice de la pêche illégale dans l’océan Indien »

Après avoir été représentant de commerce de la pêche à la canne maldivienne, nous voilà devenus complices de la pêche illégale… mais toujours aucun fait concret de la part d’Orthongel pour soutenir un tant soit peu cette révélation tonitruante. D’après Orthongel :

  • « BLOOM veut polariser l’attention sur la flotte de senneurs de l’UE, mais la principale problématique liée à la gestion des stocks de thons dans l’océan Indien relève de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée», alors que « les pêcheries européennes figurent parmi les plus réglementées au monde et n’ont pas à rougir de leurs pratiques » ;
  • « BLOOM se montre ainsi complice de la pêche [illégale] dans l’océan Indien» ;
  • « Le silence complice de BLOOM sur la pêche « illégale » ne fait pas que le jeu des Maldives et d’IPNLF, mais aussi des flottes chinoises dont les pratiques en termes de travail forcé et de non-respect des droits humains fondamentaux sont dénoncées par toute la communauté internationale. On ne retrouve aucune mention de ces pêcheries chinoises, ni dans son dernier rapport, ni dans aucune autre de ses communications».

Pourquoi est-ce faux ?

Les pêcheries européennes ont en réalité clairement à « rougir de leurs pratiques ». Les études démontrant l’impact négatif de la pêche à la senne associée à l’utilisation massive de DCP sur les stocks de thons sont nombreuses, et il est même démontré que la flotte européenne est considérée comme étant la principale contributrice à l’état dégradé des populations de thons dans l’océan Indien.[11] Les impacts colossaux des pratiques de pêche destructrices utilisées par les navires européens sont pointés du doigt depuis les toutes premières réunions de la Commission thonière de l’océan Indien (CTOI), à la fin des années 1990.[12] Déjà en 2002, l’Australie proposait d’interdire les DCP — quasi-exclusivement utilisés par les Européens — une partie de l’année pour laisser les écosystèmes se reconstituer.[13] John Burton était-il déjà à la manœuvre, tordant le bras à l’Australie pour rendre la vie impossible aux pauvres petits pêcheurs européens ?

Pour rappel, cette méthode de pêche « sur DCP » est associée à des captures accessoires (dont des espèces vulnérables et menacées) et de juvéniles de thons particulièrement importantes, ce qui diminue le potentiel reproducteur de ces espèces.[14] Le déploiement de plusieurs milliers de DCP par an par les Européens — qui sont la plupart du temps abandonnés en mer et finissent par couler au fond de l’océan ou bien par s’échouer sur les plages ou récifs coraliens — génère par ailleurs une source drastique de pollution plastique et électronique. Ces DCP dérivants sont considérés par les scientifiques comme des « pièges écologiques » car ils perturbent le comportement naturel des thons et les rendent plus vulnérables.[15]

L’objectif de notre rapport n’est — évidemment — pas de dresser une liste exhaustive de toutes les menaces qui pèsent sur les populations de thons dans l’océan Indien. En détournant l’attention sur la pêche illégale en prétendant que « la principale problématique liée à la gestion des stocks de thons dans l’océan Indien relève de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée », Orthongel joue d’un sophisme appelé « argument de diversion », consistant à détourner l’attention d’un problème (l’impact de la flotte européenne et l’utilisation de leurs DCP destructeurs) en pointant du doigt un autre problème (la pêche illégale et les autres pêcheries thonières à fort impact comme l’utilisation du filet maillant dérivant, par exemple utilisés par les pêcheurs pakistanais), qui selon Orthongel, serait plus grave.

En cherchant à minimiser l’impact des DCP, Orthongel décide donc de fermer les yeux sur ses propres pratiques et adopte, pour défendre ses intérêts, une position qui va complètement à l’encontre des connaissances scientifiques actuelles et de la réalité de terrain quant à l’impact néfaste de leurs DCP dérivants (voir également nos autres réponses aux affirmations d’Orthongel, ci-dessous).

Par ailleurs, il est osé de la part d’Orthongel d’évoquer de la sorte la pêche illégale, en allant jusqu’à suggérer que le problème serait lié aux canneurs maldiviens en raison d’un manque d’observateurs embarqués, alors que les industriels européens ont été reconnus coupables de pêche illégale à maintes reprises. Plus particulièrement, prenons l’exemple de l’entreprise espagnole Albacora SA — dont l’un des actionnaires et membre du Conseil d’administration n’est autre que Javier Garat, le Président d’Europêche, lobby au sein duquel Orthongel a placé l’administratrice des affaires maritimes détachée par la France et qui est sous le coup d’une enquête du Parquet national financier pour prise illégale d’intérêts (cf plus haut) — est considérée comme la plus grande entreprise de pêche illégale européenne.[16] Et pour cause, l’un de ses thoniers, l’Albacora Uno, a été condamné à une amende de 5 millions de dollars pour avoir pêché illégalement à l’intérieur de la zone économique exclusive (ZEE) des États-Unis entre 2007 et 2009. En juillet 2012, le même navire a été intercepté par les autorités des îles Marshall avec à son bord, la peau, les ailerons, et les carcasses de 18 requins, ce qui lui a valu une amende de 55 000 de dollars. En octobre 2013, l’Albacora Uno a également été condamné à une amende d’un million d’euros pour six incidents de pêche illégale dans la ZEE de Nauru. Le capitaine et le patron de pêche ont plaidé coupable de cette accusation, mais le règlement de l’amende a permis au navire d’échapper aux procédures d’inscription sur la liste noire de la Commission thonière du Pacifique. Ces nombreuses infractions sont sans compter les navires d’Albacora SA arborant des pavillons de complaisance : cinq autres navires de cette même entreprise ont par exemple été épinglés en train de pêcher illégalement dans les eaux du Libéria, ce qui leur a valu une amende de 250 000 dollars. Il semblerait que la pêche illégale européenne ne soit pas limitée à cette entreprise puisqu’en 2017, le navire Alakrana de l’entreprise espagnole Echebastar, aurait également conduit des opérations de pêche illégale dans les eaux maldiviennes.[17] Pour résumer, disons qu’en termes de pêche illégale, les thoniers européens sont très, très loin d’être irréprochables.

Il est évident que la lutte contre la pêche illégale doit être une priorité collective, mais ces pratiques sans foi ni loi ne peuvent en aucun cas être prises comme un quelconque point de repère pour calibrer ou évaluer la performance des activités de pêches autorisées, de surcroît celles européennes, subventionnées, et qui s’exercent en dehors des eaux communautaires, surtout au regard des pratique illégales dont celles-ci sont coutumières ! L’Union européenne a un devoir d’exemplarité qu’Orthongel rejette ici frontalement, occultant complètement les propres pratiques illégales d’entreprises européennes membres des mêmes lobbies/syndicats (tels qu’Europêche). C’est pour accompagner ce nécessaire travail de transition vers un modèle de pêche plus durable et plus équitable que BLOOM propose ce type de rapport comparatif, qui s’inscrit d’ailleurs dans une approche complémentaire à celle d’autres ONG, comme par exemple l’Environmental Justice Foundation, dont le remarquable travail sur les violations des droits humains et la pêche illégale, notamment chinoise (au demeurant très minoritaires en ce qui concerne le thon dans l’océan Indien),[18] alimente très largement nos propres travaux (par exemple sur le rôle de la grande distribution et dans le cadre de notre mise en demeure de Carrefour). C’est aussi le cas du projet « The Outlaw Ocean » du journaliste Ian Urbina, intégralement dédié aux pratiques destructrices des pêches chinoises et aux violations des droits humains qu’elles génèrent,[19] que nous avons largement relayé et utilisé. Enfin, nous faisons explicitement référence au besoin absolu de réduire l’impact d’autres pêcheries à fort impact, telles que celles au filet maillant dérivant, dans notre note de position officielle publiée en amont de la réunion annuelle de la CTOI.[20] Ainsi, en prétendant que « On ne retrouve aucune mention de ces pêcheries chinoises, ni dans [le] dernier rapport [de BLOOM], ni dans aucune autre de ses communications » Orthongel est de nouveau d’une malhonnêteté sans nom.

En concluant son communiqué de presse en faisant croire que l’interdiction totale des DCP réclamée par BLOOM « permettrait en outre à toutes les autres pêcheries, qui représentent une majorité des captures, de continuer à pêcher sans contribuer à l’effort, sans améliorer leurs pratiques et sans contrôle. En résumé, faire croire que les stocks de thons se porteront mieux en interdisant les DCP et sans s’attaquer à la pêche INN est un mensonge » renouvelle une fois encore des accusations infondées, contredites par la moindre de nos prises de paroles. Ici encore, il suffit de lire par exemple notre note position soumise à la CTOI pour y lire que « d’autres questions urgentes doivent être abordées, telles que des plans ambitieux de reconstitution des stocks, une répartition équitable des quotas ou l’atténuation de l’impact d’autres flottes qui doivent opérer une transition, comme la pêche au filet maillant ».[21]

LES POINTS PLUS TECHNIQUES ET MARGINAUX

1.   L’observation scientifique des activités de pêche

D’après Orthongel, “le taux de couverture d’observation scientifique à bord des canneurs est inférieur à 5%, alors qu’il est de 100% sur les senneurs, contrairement à ce qu’affirme BLOOM”. Et de poursuivre : “quant à l’observation obligatoire de tout transbordement en mer à la CTOI, les Maldives ont obtenu, il y a de cela des années une dérogation pour leurs navires dans leur (immense) ZEE. Il y a donc une absence totale de contrôle sur ces navires côtiers, favorisant mécaniquement la pêche INN qui représente, comme évoqué plus haut, près de la moitié des captures de thon dans l’océan Indien”.

Pourquoi est-ce faux ?

Premièrement, à aucun moment nous ne faisons mention du taux de couverture d’observation scientifique dans notre rapport, ni n’affirmons quoi que ce soit à ce sujet. En utilisant la formulation « contrairement à ce qu’affirme BLOOM », Orthongel invoque donc un argument fallacieux dans l’unique but de dérouler son argumentaire, en espérant que les lecteurs de leur communiqué de presse n’aient pas lu le rapport de BLOOM.

Même si Orthongel est une nouvelle fois complètement hors de la réalité avec ce contre-argumentaire dénué de sens, revenons tout de même sur leurs chiffres et insinuations.

« L’observation scientifique » se fait de deux manières :

  • Grâce à la présence d’observateurs physiques, qui ne sont pas assermentés et n’ont donc pas vocation à contrôler les activités et à dresser de procès-verbal en cas d’infraction. En effet, le nombre d’observateurs est plus important sur les senneurs européens (27% pour les navires français et 39,7% pour les navires espagnols)[22] que sur les canneurs maldiviens, tout simplement car les navires européens sont beaucoup plus grands que les navires maldiviens : près de 89 m de long en moyenne pour les premiers, contre 27 m pour les seconds. La durée des marées est également très différente : en moyenne 6 à 9 semaines pour les Européens, contre une pêche côtière et à la journée (ou sur deux jours) pour les Maldiviens. Il va donc de soi, sauf pour Orthongel, que les attentes en termes d’embarquement d’observateurs, ne peuvent pas être les mêmes pour les deux flottes. Les observateurs européens sont-ils pour autant gage de crédibilité ? C’est là que l’argument d’Orthongel prend sérieusement l’eau, puisque la majorité des observateurs embarqués à bord des navires d’Orthongel sont recrutés, formés et rémunérés par… Orthongel dans le cadre de son programme OCUP.[23] Ainsi, il est facile pour Orthongel de prétendre que ses navires accueillent des observateurs, alors que ces derniers sont donc sous contrat avec les entreprises de pêche, sans aucune indépendance et donc soumis à des conflits d’intérêts évidents. De fait, il est très surprenant qu’un tel programme existe, puisque le cadre de loi européen requiert que les observateurs soient « indépendants du propriétaire, du titulaire du permis, du capitaine du navire de pêche et de tout membre de l’équipage” et n’aient “aucun lien économique avec l’opérateur« .[24] Encore une dérogation pour la pêche thonière… ;
  • Grâce à des caméras embarquées qui permettent donc d’atteindre ce chiffre de 100% de taux de couverture d’observations, ce qui pose également plusieurs problèmes.[25] Notamment, il existe évidemment une limitation majeure quant à la capacité humaine existante pour analyser de tels flux de données vidéos. Il n’est pas non plus du tout évident (ni forcément souhaitable) que ce traitement soit un jour automatisé et délégué à de l’intelligence artificielle. Donc pour le moment, l’intérêt de l’observation vidéo nous semble limité, même si nous aimerions évidement qu’un tel flux vidéo soit mis à la disposition de la société civile.

Par ailleurs, Orthongel évite soigneusement d’évoquer le manque de contrôle (et non d’observation) de ses navires : la France a en effet été épinglée en juin 2021 par la Commission européenne pour absence de contrôle de sa flotte extérieure (c’est-à-dire principalement les thoniers). Dans un communiqué de presse justifiant cette décision, la Commission souligne que « la France n’a pas assuré un suivi et un contrôle efficaces de la flotte extérieure française et n’a pas veillé à l’application des règles relatives à la déclaration des captures, à savoir la ”marge de tolérance » de 10% pour chaque espèce de poisson et la présentation des notes de vente dans les 48 heures suivant la première vente, ainsi que des journaux de bord et des déclarations de débarquement ».[26] Cette procédure d’infraction est toujours en cours.

Notons aussi que les statistiques de pêche rapportées par les Européens, notamment les volumes capturés par espèces et par classes de tailles, sont issues d’une belle tambouille statistique à la méthodologie scientifique très discutable. Ces statistiques sont certainement largement biaisées, comme le soulignent eux-mêmes les industriels espagnols : “L’analyse a identifié des sources potentielles de biais dans les estimations des prises de thonidés tropicaux […]. Le biais le plus important a été enregistré dans l’océan Indien. Dans l’océan Atlantique, les captures d’albacore et de thon obèse semblent également être sous-estimées, avec une sous-estimation des grands et des petits poissons. Bien que l’étude soit préliminaire, les résultats obtenus indiquent que le système utilisé par l’UE pour échantillonner les débarquements des senneurs et pour estimer les captures pourrait être biaisé, ce qui, si cela est confirmé, pourrait avoir des conséquences sur les statistiques, les évaluations de stocks, l’avis de gestion et les mesures de gestion adoptées par l’ICCAT et la CTOI”.[27]

Cette procédure de traitement des données développée par la CTOI et la CICTA pour la flotte européenne est appelée « Traitements des Thons Tropicaux » (T3). En raison de la difficulté à estimer précisément la composition des espèces capturées à bord — tant les volumes capturés sont importants et les espèces parfois similaires — les statistiques des journaux de bord sont “corrigées” a posteriori à partir de données sur les thons identifiés et mesurés aléatoirement dans certains ports. Les données de ce système d’échantillonnage au port sont agrégées par trimestre et zone géographique de pêche, toutes flottes confondues, ce qui suppose que les captures des flottes de l’UE et des flottes associées effectuées dans une même strate (catégorie de taille, mode de pêche, zone, trimestre) ont exactement la même composition en termes d’espèces et de tailles. Une véritable aberration ! Dans l’océan Indien, les incohérences statistiques des Espagnols sont connues depuis des années, mais la situation n’est toujours pas clarifiée.[28]

Concernant les canneurs maldiviens, les données transmises sont considérées comme étant de bonne qualité et satisfont aux normes de déclaration de la Commission thonière de l’océan Indien.[29] Elles servent notamment depuis de nombreuses années comme base d’évaluation du stock de bonite,[30] l’espèce la plus abondamment pêchée par les Européens. Orthongel remettrait-elle en question ces évaluations également ? En dépit du manque d’observation à bord des canneurs maldiviens, il existe d’autres moyens permettant de vérifier la véracité de leurs déclarations de captures. Notamment, les données de débarquements obtenues par l’intermédiaire des entreprises exportatrices de thons sont utilisées par le ministère des pêches des Maldives pour vérifier les journaux de bord de la pêche et les cas de non-déclaration.[31] Avec les limitations évoquées ci-dessus pour l’observation vidéo, un projet financé par la Banque mondiale visant à mettre en œuvre la surveillance électronique est également en cours. Des systèmes d’observation électroniques ont été installés sur 14 navires de pêche afin d’atteindre le niveau requis de 5 % de couverture pour la flotte de pêche.[32]

Par ailleurs, Orthongel suggère que le manque d’observation sur les navires maldiviens favoriserait la pêche illégale, ce qui est pour le moins mesquin et déconnecté de la réalité (cf plus haut sur les propres activités illégales des Européens et leur tambouille statistique). Les Maldives ont notamment mis en place des mesures strictes pour prévenir la pêche illégale, en particulier pour la pêche au thon à la canne. À notre connaissance, la dérogation dont Orthongel fait mention au sujet des transbordements en mer existe précisément car les conditions pour éviter les activités illégales sont garanties, et cette dérogation a été créée dans le cadre de la CTOI.[33] Par ailleurs, chaque exportation de thon doit être accompagnée d’un certificat de validation et d’un certificat de capture au titre de la réglementation européenne sur la pêche illégale, afin d’en garantir la légalité et la traçabilité. Les Maldives ont également élaboré un plan d’action national pour lutter contre la pêche illégale, qui comprend des mesures telles que la mise en place de systèmes de surveillance par satellite des navires (VMS) pour les plus grands bateaux et des exigences strictes en matière de documentation des activités de pêche.[34]

2.   Les Maldives pourraient bientôt bénéficier d’un accord douanier à 0%

Selon Orthongel, “BLOOM fustige l’accord de partenariat économique entre les Seychelles […] et l’UE qui prévoit une exonération des droits de douane sur les produits transformés aux Seychelles et destinés au marché de la conserve européen” mais “oublie sciemment de préciser que les Maldives, par le biais de John Burton, ont également fait une demande d’exemption de droits de douane sur ses produits thoniers vers l’UE !”.

Pourquoi est-ce faux ?

BLOOM ne « fustige » rien du tout. De nouveau, Orthongel affirme que nous représentons les intérêts commerciaux de M. Burton (dont il est flagrant que les capacités à forcer la main à un État souverain comme les Maldives sont largement surévaluées par Orthongel), ce qui est fallacieux et mensonger. Nous n’avons pas d’intérêt particulier à ce que les Maldives bénéficient d’un accord douanier établissant des taxes à l’export à 0%. Notre rapport ne fait que souligner une distorsion de concurrence évidente et injustifiable : le fait que le thon pêché par les senneurs européens à l’aide de DCP bénéficie d’une exonération de taxes lorsqu’il est transformé aux Seychelles, à Maurice ou à Madagascar, alors que le thon pêché à la canne par les Maldiviens est taxé à 24%.

3.   Les conditions sociales de la pêche maldivienne s’apparenteraient presque à de l’esclavage

D’après Orthongel, “il faut oublier l’image d’Epinal du petit navire côtier. Les embarcations [maldiviennes] peuvent mesurer jusqu’à 35 mètres et les conditions de travail des pêcheurs sont déplorables”. Toujours selon Orthongel, “certains [pêcheurs] n’ont pas été payés depuis plusieurs mois. Pourquoi ? Car la Maldives Industrial Fisheries Company (MIFCO), entreprise publique achetant leur production aux pêcheurs locaux à grands coups de fonds publics a procédé entre les deux tours de la dernière élection présidentielle, à une augmentation du prix d’achat du thon listao pour récupérer le vote des pêcheurs, sans avoir les moyens de l’honorer… Cette augmentation électoraliste et artificielle a eu un effet désastreux pour la MIFCO et les pêcheurs maldiviens”.

Pourquoi est-ce faux ?

Là encore, Orthongel interprète de manière très extensive le contenu de notre rapport pour dérouler son argumentaire et détourner le nôtre. À aucun moment dans notre rapport les termes « artisanale » et « petite » ne sont utilisés pour décrire la pêche à la canne maldivienne. Nous la décrivons simplement comme « pêche côtière et sélective », ce qu’elle est : « côtière » car les opérations de pêche ont lieu à proximité des atolls, exclusivement dans la ZEE des Maldives ; « sélective » car les thons sont pêchés un à un. Comme nous l’indiquons dans notre rapport, les navires font jusqu’à 35m (en réalité 37 m), mais c’est une valeur maximale. Comme indiqué plus haut, la longueur moyenne des canneurs maldiviens est de 27 m,[35] contre près de 89 m pour les navires européens (et jusqu’à 116 m pour l’Albatun dos).[36] Les canneurs maldiviens sont des navires « plateformes », ce qui explique en partie leur longueur : l’essentiel de la technologie embarquée étant concentrée dans les premiers mètres de la partie avant du navire, le reste étant une plateforme permettant à de nombreux pêcheurs de pêcher le thon. Les canneurs maldiviens ne sont pas du tout des senneurs européens de taille réduite, loin de là.

Par ailleurs, Orthongel suggère que les conditions sociales des canneurs maldiviens seraient « déplorables ». Certains d’entre eux n’auraient pas été payés depuis des mois, notamment en raison d’une augmentation intenable du prix d’achat du thon par la MIFCO pour des raisons électoralistes lors de l’entre deux tours de l’élection présidentielle. Orthongel a visiblement une connaissance plus poussée de ce dossier et nous ne nions pas que la MIFCO, comme de nombreuses grandes entreprises, pourrait ne pas être irréprochable. Il convient néanmoins de nuancer fortement ce propos. D’après les chiffres officiels du gouvernement maldivien, les pêcheurs à la canne sont extrêmement bien payés par rapport à d’autres professions nationales, avec un revenu mensuel moyen au moins deux fois supérieur à la moyenne nationale par habitant, qui est de 1 500 USD.[37] Les navires de pêche des Maldives utilisent un système de partage des captures, ce qui signifie que les deux tiers des bénéfices générés par ces navires de pêche sont répartis de manière égale entre l’ensemble de l’équipage, avec une part supplémentaire pour le capitaine et le maître d’appât. Contrairement à la pêche à la senne, la pêche à la canne génère beaucoup d’emplois localement. Environ 8 % de la population locale travaille dans le secteur primaire de la pêche aux Maldives (essentiellement des canneurs), avec environ 40 % de la main-d’œuvre totale âgée de 18 à 24 ans. Les femmes sont particulièrement impliquées dans les activités de transformation du thon. La pêche est donc une source essentielle de revenus pour de nombreuses personnes, à la fois directement et indirectement, soutenant environ 30 000 moyens de subsistance.

A l’inverse de ce modèle majoritairement vertueux d’un bout à l’autre de la chaîne de valeurs du thon pêché à la canne, les thoniers senneurs européens emploient près de trente fois moins de marins par tonne de thons pêchés, comme nous l’avons montré dans notre rapport. Mais ce n’est pas tout. Il existe aussi des inégalités sociales criantes entre les officiers — Européens — et les matelots, essentiellement issus de pays en développement. Des pêcheurs du Sénégal et de la Côte d’Ivoire ont d’ailleurs récemment entamé une grève pendant plusieurs jours en juin 2023 en pleine campagne de pêche dans l’océan Atlantique pour dénoncer des salaires top bas qui ne respecteraient même pas le salaire minimum prévu par l’organisation internationale du travail (OIT), soit 658 USD par mois.[38] Par ailleurs, les marins français ne sont pas non plus épargnés par certaines mesures sociales très critiquables, puisque la Compagnie française du thon océanique (CFTO ; membre d’Orthongel), en grandes difficultés financières depuis des années, a annoncé un plan de redressement drastique avec notamment une diminution de 30% des salaires de ses employés.[39] Quelques mois plus tôt, c’était au tour de la compagnie de pêche Via Océan (anciennement Saupiquet ; également membre d’Orthongel), en passe d’être liquidée, de menacer les emplois d’une soixantaine de salariés.[40] Il conviendrait donc à Orthongel de commencer par balayer devant sa porte.

Enfin, les conditions d’emploi dans certaines conserveries de transformation des thons pêchés par les européens sont également préoccupantes. Les employés de la conserverie IOT aux Seychelles — détenue par le géant thaïlandais Thai Union, également propriétaire de la marque Petit Navire — sont majoritairement des étrangers, ce qui permet à l’entreprise de maintenir les salaires à un niveau bas d’environ 450 USD (le salaire minimum aux Seychelles). D’après nos sources, des travailleurs majoritairement malgaches ou kenyans résideraient dans un centre sécurisé situé sur l’île de Persévérance, où des mesures sont prises pour limiter leur mobilité et les confiner dans leur lieu de résidence, ne sortant quasiment que pour se rendre au travail en bus. Des activités et soirées sont organisées à l’intérieur du bâtiment hautement sécurisé, mais les employés semblent peu enclins à s’exprimer. Il s’agit principalement de mères de famille qui travaillent dans le « désossage » du poisson pour subvenir aux besoins de leurs familles restées au pays.

4.   Une large proportion des captures maldiviennes serait impropre à la consommation

Selon Orthongel, « les installations frigorifiques d’un bon nombre de canneurs ne permettent pas de conserver leurs captures de façon optimale. Ceux-ci stockent le poisson sur le pont avant de le conserver sous glace embarquée. Mais sous des températures de 35°C, ce mode de conservation a ses limites. Ainsi une proportion significative de ces captures (entre 20% et 35%) présente une non-conformité commerciale liée à un taux d’histamine trop important et de ce fait sont continuellement rejetées sur la place de Bangkok pour être in fine détruites ». Orthongel précise que cela représente « un gâchis énorme au débarquement avec une ressource prélevée pour rien… Le CEO de MIFCO a été récemment congédié suite, entre autres, à des allégations de revente de ces lots contaminés ».

Pourquoi est-ce faux ?

À notre connaissance, Orthongel fait ici référence à un problème historique, qui a très largement été réglé par les Maldives. Effectivement, le manque historique de capacités de réfrigération a pu générer des problèmes de contamination à l’histamine, mais ce problème n’existe plus depuis des années et le thon est désormais réfrigéré rapidement et correctement. La preuve en est les données sanitaires officielles de l’Union européenne, disponibles via le Système d’alerte rapide pour les denrées alimentaires et les aliments pour animaux (RASFF) : depuis le 1er janvier 2020, les Maldives n’ont connu que deux alertes sérieuses liées à l’histamine contre… sept pour l’Espagne, trois pour les Pays-Bas (dont une entreprise possède la CFTO ainsi que des usines de transformation) et deux pour la France. Clairement, donc, les Maldives n’ont vraiment pas à rougir de leurs performances face à la soi-disant exemplarité de la pêche européenne. Un audit des exportations de thons des Maldives entre 2016 et 2021 ne fait état que de 6% de rejets en termes de valeur des exportations, à cause de problèmes de calibrage de tailles ou de qualité défaillante (ce qui inclus des contaminations à l’histamine, donc, mais pas uniquement).[41]

À ce propos, il nous semble d’ailleurs important de noter que la pêche thonière tropical européenne est également connue pour prendre des risques sérieux en ce qui concerne la santé des consommateurs, notamment en mettant sur le marché du thon réservé à la production de boîtes sur le marché du thon frais, générant ainsi des risques d’intoxication élevés.[42] En 2021, un documentaire de France 5 levait le voile sur ce scandale alimentaire et sanitaire : à l’instar du jambon par exemple, le thon conservé en saumure, de couleur marron, était ”piqué” aux nitrites pour raviver sa couleur rouge et le réhydrater, générant ainsi des risques importants d’intoxications. Les fraudeurs utilisaient tellement de nitrites qu’ils étaient pris de violentes démangeaisons en les manipulant. En 2017, on dénombrait en Europe 450 cas d’intoxications liées au thon piqué aux nitrites et 80% du secteur qui fournissait du thon « frais » était affecté par cette fraude. À la suite de ces révélations, Europol a mobilisé les polices de 11 pays différents et saisit plus de 130 000 tonnes de thon. C’est l’un des plus grands trafics arrêtés à ce jour. Au total, 79 criminels ont été arrêtés, en Espagne, mais aussi en France, en Italie et à Malte.

5.   Les canneurs maldiviens auraient un impact important sur les poissons utilisés comme appâts

D’après Orthongel, « dans sa démonstration sur la durabilité de la pêche à la ligne, BLOOM ne mentionne pas un point central : la question très opaque des appâts. En effet, les canneurs ont besoin d’un grand nombre d’appâts pour pêcher les thons et il n’existe à ce jour aucune donnée scientifique pour évaluer l’impact des pêcheries d’appâts sur les stocks de petits poissons pélagiques, et sur les récifs coralliens dans lesquels ils sont pêchés. Les scientifiques estiment d’ailleurs qu’il faut compter ces appâts comme des captures accessoires (évaluées à 3,1% selon une étude un peu ancienne publiée dans Nature Policy et à 7% dans le Public Certification Report de MSC) ». Orthongel précise que « ce point sera aussi à l’ordre du jour de la réunion de la CTOI ».

Pourquoi est-ce faux ?

Ce point a effectivement été mis « à l’ordre du jour de la réunion de la CTOI ». Et il a été expédié très rapidement car cela ne concerne pas la CTOI. À l’inverse des captures accessoires de la pêche thonière européenne à la senne, la pêche des appâts est une composante distincte de la pêche à la canne et est actuellement considérée d’un point de vue de gestion des pêches comme une pêcherie à part entière, soumis au droit national et non à une gestion concertée dans le cadre de la CTOI (espèces non concernées, stock sédentaire, etc.). Cependant, la remarque d’Orthongel suggérant que ces appâts pourraient être comptabilisés comme « captures accessoires » peut s’entendre. C’est le seul et unique point sensé de leur diatribe.

Notons toutefois que contrairement à la pêche à la senne, la pêche des appâts ne nuit pas aux espèces dites « en danger, menacées et protégées » (ETP) tels que les requins et tortues capturés par les navires européens. De plus, les espèces ciblées ont un temps de génération très court et sont donc moins soumises aux problématiques de surpêche.[43]

Enfin, il est important de noter que l’IPNLF a développé un projet pilote dont le but est de s’affranchir des appâts, notamment par le biais de stimulus olfactifs, visuels ou sonores.[44] Ce projet, financé en partie grâce à une bourse du gouvernement britannique, pourrait couper court à la critique des Européens.

6.   BLOOM mentirait sur les captures accessoires européennes

D’après Orthongel, « BLOOM avance que le volume de captures accessoires des senneurs peut atteindre jusqu’à 13%. Mais ce chiffre bien mis en gras n’est en fait que la valeur maximale observée au cours d’une seule marée. Le choix de ce chiffre est malhonnête alors qu’il existe un consensus scientifique autour de 5%, dont 85% sont d’autres espèces de thons, toutes commercialisées sur le marché de la consommation humaine directe, selon la même étude citée par BLOOM, qui en a bien sûr une lecture sélective. Le taux de captures accessoires y est précisément estimé à 4,7% ». Orthongel précise que « plus tard dans le rapport de BLOOM, ce chiffre est bien indiqué (en petit). Mais pour 95% des lecteurs qui lisent l’introduction puis choisissent de ne pas s’infliger la lecture du rapport, le mal est fait ! »

Pourquoi est-ce faux ?

Nous n’aurions même pas besoin de répondre à ce point, tant Orthongel se dédit elle-même. Comme le souligne Orthongel et comme cela est très clairement explicité dans notre rapport, le chiffre de 13% est la valeur maximale observée pour les captures accessoires des senneurs européens sous DCP : « La pêche à la senne associée à l’utilisation de DCP par les Européens conduit à des volumes élevés de prises accessoires, pouvant atteindre 13% du volume total des prises ».

Par ailleurs, les chiffres moyens de captures accessoires pour les senneurs européens et les canneurs maldiviens sont clairement indiqués, par bassin océanique, seulement deux pages plus loin dans les graphiques synthétisants les principaux résultats de l’étude. Contrairement à ce qu’affirme Orthongel, les chiffres ne sont pas « indiqués en petit » et la part des prises accessoires qui termine rejetée en mer est bien indiquée. Il n’y a donc aucune manipulation de l’information de notre part, simplement une synthèse.

Orthongel soutient par ailleurs que toutes les captures accessoires sont « commercialisées sur le marché de la consommation humaine directe ». Pourtant, aucune donnée publique ne permet de confirmer ces dires et de retracer précisément la finalité des prises accessoires dans l’océan Indien. Il est aussi étonnant de constater que malgré l’augmentation du taux de couverture des observateurs à bord des senneurs européens, aucune estimation précise du taux de prises accessoires et de la part de ces captures rejetée par-dessus bord contre la part vendue sur les marchés locaux n’a été publiée récemment. La dernière étude[45] estimant le taux de prises accessoires date de 2018 et se base sur les données d’observateurs de la période 2008-2017, lorsque la couverture d’observations à bord des thoniers européens était bien inférieure (et en grande partie avant le programme OCUP cité plus haut). Aucune étude sur l’océan Indien ne détaille la finalité de ces prises accessoires qui seraient gardées à bord.[46] Il existe bien quelques anecdotes concernant l’utilisation d’une partie des thons juvéniles ou de certaines espèces comme le marlin,[47] mais prétendre que tout ce qui est remonté à bord est commercialisé sans aucune perte est simplement risible. Par ailleurs, même si cela était le cas, nous pourrions nous interroger sur les effets négatifs de ces ventes de captures accessoires sur le marché local et sur les communautés de pêcheurs, qui seraient alors soumis à un afflux de poisson à prix cassés et de mauvaise qualité, en provenance de la pêche industrielle européenne.

7.    BLOOM mentirait sur l’impact des DCP européens et omettrait celui des maldiviens

Selon Orthongel, « BLOOM dénonce l’usage des DCP dérivants déployés par les flottes de senneurs en opposition aux DCP ancrés utilisés par les Maldives. Elle omet d’indiquer que la CTOI a fait remonter à plusieurs reprises le manque de données fiables communiquées par les Maldives sur le nombre exact de DCP ancrés… Les DCP dérivants utilisés par les senneurs européens sont, eux, strictement contrôlés et enregistrés ». Et de préciser que « une résolution pour limiter leur nombre et une autre pour les rendre 100% biodégradables seront portées par l’UE à la CTOI ». Orthongel commet un dernier gros mensonge sur le sujet, en affirmant que « il faut aussi noter que les sources communiquées sur les DCP dans le rapport de BLOOM sont sciemment datées de plus de 10 ans. Pourquoi ? Car cela permet de ne pas prendre en compte les évolutions de ces dernières années, en termes de réduction du nombre de DCP et du choix des matériaux : les DCP sont non maillants depuis 2012 et n’emmaillent plus les requins ou les tortues ».

Pourquoi est-ce faux ?

Clamer que « les DCP dérivants utilisés par les senneurs européens sont, eux, strictement contrôlés et enregistrés » est pour le moins osé, puisque les industriels européens continuent de se battre férocement pour que la localisation géographique et la propriété des DCP restent les plus opaques possible. Une micro-avancée a été obtenue cette année avec la constitution d’un registre, auxquelles seules les délégations officielles des États membres de la CTOI pourront avoir accès… On est très loin des DCP « strictement contrôlés et enregistrés » annoncés par Orthongel.

Par ailleurs, nos chiffres sont tout sauf « sciemment datés de plus de 10 ans ». Notamment, le chiffre de 15 000 DCP dérivants déployés chaque année par les Européens correspond à une moyenne calculée sur la période 2015-2021 à partir des données de la CTOI.[48] Si l’on regarde les données pour l’année 2021 uniquement, soit la dernière année rapportée dans ce document de la CTOI, le nombre de DCP déployés s’élève officiellement à 4 281 pour les senneurs français et 8 910 pour les senneurs espagnols, soit un total de 13 191 DCP déployés en 2021 par la flotte de senneurs européens. On ne peut guère parler de diminution importante des DCP déployés ces dernières années… Les dernières données publiées dans le cadre des travaux de la CTOI sont édifiantes : sur les quatre dernières années, 100 000 nouveaux DCP auraient été activés dans l‘océan Indien[49] (très majoritairement européens ; les Européens capturant autour de 95% des captures réalisées autour de DCP), et la durée de ”demi-vie“ (c’est-à-dire la durée pour que 50% deviennent inactifs) de ces DCP n’est que d’une centaine de jours.[50] En d’autres termes, chaque DCP n’est utilisé qu’une fois et termine très rapidement sa vie échoué dans un récif corallien ou au fond de la mer, remplacé par un nouveau DCP pour un nouveau cycle de pêche destructeur.

Concernant le fait que les DCP sont désormais censés être non maillants, cela est clairement explicité dans le rapport, p.14 : « les constats répétés de l’impact des DCP sur les populations de requins ont conduit les organisations régionales de gestion des pêches de l’océan Atlantique (CICTA) et de l’océan Indien (CTOI) à rendre obligatoire à partir de 2016 et 2020 l’usage de DCP dits « non-maillants », qui ne comportent plus de filets mais simplement des cordages et morceaux de toile. » Cependant, malgré cette interdiction, un rapport daté de 2022 soulignait qu’aucun des DCP dérivants récupérés de manière opportuniste autour des côtes du Kenya et de la Somalie ne respectait cette obligation. Un nombre inconnu de DCP maillants — dont certains clairement identifiés comme appartenant à des entreprises européennes — continue donc de dériver dans l’océan. Nous doutons donc très sérieusement des données déclaratives de l’industrie, qui prétend n’utiliser que des DCP non-emmêlant, alors qu’aucun des DCP retrouvés échoués ne l’est.

En s’échouant, les DCP détruisent d’innombrables coraux et peuvent continuer de pêcher pendant de nombreuses semaines, voire mois (on parle de pêche « fantôme »). Un seul DCP peut détériorer jusqu’à 200 m2 de récifs, comme cela a été documenté récemment dans le parc naturel marin de Mayotte. [51] Dans l’atoll d’Aldabra, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, les filets de pêche et les DCP constituent les principaux types de déchets retrouvés autour de l’île.[52] Ces dommages collatéraux qui découlent de l’utilisation de DCP dérivants ne sont bien évidemment pas pris en compte dans le calcul des captures accessoires des thoniers européens.

Même dans le cas de DCP 100% non-emmêlant, la situation ne serait guère améliorée : les différentes parties des DCP continueraient de s’entremêler dans les récifs coralliens, continueraient de casser les structures coralliennes par effet mécanique, et cela même s’ils étaient « biodégradables ». Sur ce dernier point, d’ailleurs, notons la jolie pirouette sémantique d’Orthongel, puisque l’on parle bien de DCP en partie biodégradables, à hauteur de maximum 20% des composants. Ce ne sont pas des sucres qui se dissolvent dans l’eau au bout de quelques jours…

Enfin, Orthongel suggère que le nombre exact de DCP ancrés aux Maldives serait inconnu, et donc potentiellement sous-estimé, en raison d’un manque de données fiables communiquées par les Maldives. Cet argument, en plus d’être faux, est criant de mauvaise foi. Une cinquantaine de DCP ancrés sont gérés par le gouvernement des Maldives, qui maintient des registres détaillés contenant toutes les informations relatives à la localisation, au déploiement des DCP et leur récupération lorsqu’ils sont perdus en mer. D’après un rapport de la CTOI,[53] seulement 19 DCP ancrés sont perdus chaque année avant d’être remplacés, ce qui fait de la pêche à la canne une des pêcheries ayant la plus faible empreinte d’engin de pêche abandonnés, avec seulement 0,1 DCP perdu pour 1 000 tonnes de poisson capturés. Ces chiffres sont à des années-lumière de ceux concernant les DCP européens : on estime qu’au moins 40 % des DCP dérivants déployés dans l’océan Indien sont abandonnés ou perdus en mer, ce qui correspondrait à plusieurs milliers de DCP.[54] Pour l’entreprise française CFTO, par exemple, les données montrent que si quelque 2 750 DCP ont été déployés en 2021, seuls 34 ont été récupérés en mer.[55] Ces DCP étant équipés de balises électroniques permettant de suivre leur dérive et d’estimer la quantité de poissons disponibles sous eux, la perte et l’échouage de ces balises induisent une pollution électronique considérable (batteries, panneaux solaires, circuits électroniques, etc.), avec des impacts encore largement méconnus mais assurément négatifs.

8.   BLOOM mentirait sur les captures de juvéniles

D’après Orthongel, « BLOOM communique sur 61% de prises juvéniles pour les senneurs contre 44% pour les canneurs. Ces chiffres se basent sur les déclarations de captures. En l’absence d’observateurs à bord des canneurs, rien n’atteste de leur véracité, car ils sont basés sur des déclarations de pêche non contrôlées… Le rapport du comité scientifique de la CTOI, comme le rapport de BLOOM, montre que les deux pêcheries capturent les mêmes tailles de listao. En revanche, toutes les captures d’albacore de la canne sont des juvéniles, contrairement à la senne qui présente un profil plus équilibré entre captures de juvéniles et d’adultes ».

Pourquoi est-ce faux ?

Encore ici, Orthongel met en avant ses propres observateurs comme gage de qualité, alors qu’il n’en est rien. Aux Maldives, le taux de capture de juvéniles par les canneurs a été estimé à partir de données sur les fréquences de tailles des thons capturés ainsi que des déclarations de captures qui, comme expliqué au point n°3, sont vérifiées via d’autres moyens que les observateurs. Les données de fréquences de tailles proviennent du programme d’échantillonnage mis en place dans les deux principaux ports de débarquement des canneurs. Bien qu’il n’existe pas de programme systématique d’échantillonnage au port, des échantillons de taille des captures sont régulièrement prélevés soit par des échantillonneurs dans les ports, soit par des échantillonneurs à bord des navires, soit par des observateurs scientifiques du Maldives Marine Research Institute (MMRI). Aussi, toutes les installations de transformation du poisson titulaires d’une licence sont tenues d’enregistrer et de communiquer les données relatives à la fréquence des tailles. La véracité de ces données n’est donc pas à mettre en doute.

Par ailleurs, comme l’indique Orthongel, nous montrons clairement dans le rapport que le taux de capture de juvéniles par les canneurs est loin d’être irréprochable, même s’il reste plus faible que celui des senneurs. Les captures de thon obèse et d’albacore des canneurs sont presque entièrement constituées de juvéniles, tout comme les captures des senneurs. Cependant, comme les canneurs ciblent très majoritairement la bonite qui a une plus faible proportion de juvéniles, leur taux de capture de juvéniles toutes espèces confondues est plus faible que celui des senneurs.

Enfin, rappelons tout de même que l’une des raisons pour laquelle la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la France dans le cadre du règlement de contrôle est justement parce que les données déclaratives françaises sont de piètre qualité. De l’aveux même d’Orthongel, les pêcheurs français et espagnols ne sont pas capables de déterminer l’espèce entre les individus juvéniles d’albacore et de thon obèse. Les données espagnoles sont tout autant questionnables et sont, de fait, critiquées depuis des années au sein de la CTOI (cf plus haut).

À lire aussi :

notre rapport “La boîte noire du thon

Ceci montre que notre analyse comparative est factuelle et nous n’avons aucun problème à dire que la pêche à la canne n’est pas exempte de toute critique. Nos analyses se basent sur les données et la science uniquement et il est étonnant de lire Orthongel s’offusquer du fait que BLOOM choisirait les chiffres présentés, alors que les chiffres et faits soi-disant manquants sont, de fait, bien présents.

En réalité, ne perdons pas de vue l’essentiel : le modèle d’exploitation délibérément choisi par les thoniers européens. Sur la question des captures de juvéniles, les thoniers français admettent sans rougir que leur stratégie de pêche exclusive sur DCP repose sur la garantie de capturer des juvéniles d’espèces aujourd’hui surexploitées (l’albacore notamment), très justement pour éviter d’atteindre trop vite les quotas fixés sur ces espèces, les individus pêchés sans DCP étant très majoritairement de gros individus matures ! C’est ici un très bel exemple de spirale vers l’effondrement des populations. Un naufrage assumé, guidé par des logiques économiques court-termistes et inacceptables. Et ne nous trompons pas : les Maldives, l’IPNLF et John Burton sont, à nos côtés, la cible d’Orthongel uniquement car ces acteurs critiquent le modèle toxique et destructeurs des pêcheurs européens.

9.   BLOOM manipulerait l’opinion à l’aide d’un montage mensonger

Selon Orthongel, « durant tout son rapport, BLOOM met en scène une opposition entre la pêche à la senne et la pêche à la canne. Par exemple la couverture, qui oppose un senneur en action pêche (!) à des canneurs, est un montage mensonger : les senneurs n’ont pas accès aux eaux des Maldives où les canneurs sont actifs. Cette photo est donc impossible ! On peut aussi fortement supposer que la fumée émanant du senneur a été ajoutée… ». Orthongel enchaîne, en soulignant que « en sous-entendant que la senne européenne domine la pêche au thon mondial, BLOOM ne précise pas que les senneurs européens représentent qu’une fraction infime des captures des centaines de senneurs de haute mer sous intérêts asiatiques, qui font la loi sur le marché avec des prix et standards bien inférieurs à la flotte européenne”. BLOOM ne précise ainsi pas que « même dans l’océan Indien, la pêche artisanale (ou en tout cas ce qu’elle déclare) représente plus de la moitié des captures. BLOOM polarise ainsi le débat sur les « méchants senneurs » face aux « gentils canneurs » avec un narratif simple, en évitant soigneusement les vrais sujets qui fâchent, comme la pêche [illégale]. Une communication bien huilée ! »

Pourquoi est-ce faux ridicule ?

L’objectif de ce rapport est bel et bien de mettre en opposition la pêche à la senne pratiquée par les Européens et la pêche à la canne pratiquée aux Maldives, afin de démontrer que la pêche à la senne tournante est loin d’être le modèle le plus durable en termes d’empreinte carbone et d’impact sur la biodiversité, comme l’affirment les lobbies de la pêche thonière. C’est dans ce cadre que nous avons choisi de focaliser la comparaison sur la pêche à la canne qui est souvent présentée comme un modèle de pêche parmi les plus vertueux. De plus, comme nous l’indiquons en introduction de notre rapport, il s’agit là de deux pêcheries comparables en termes de zone de pêche, de volumes capturés, d’espèces ciblées, mais aussi de marchés. Il aurait été pour le moins injustifiable de comparer la pêche européenne à une autre pêche, soit marginale, soit ciblant une autre espèce (par exemple le thon rouge en Méditerranée), soit absente du marché européen…

Concernant la couverture de notre rapport, il est évident que c’est un montage et non une photo, comme pour l’ensemble des couvertures de nos rapports. Nos lecteurs auront, évidemment, très bien compris cet état de fait, constatable pour l’ensemble de nos rapports par ailleurs. Est-ce qu’Orthongel pense également que la couverture de notre rapport « Lining up the ducks » — dans laquelle nous avons représenté des députés européens avec une tête de canard — est un grossier montage qui se fait passer pour une photo ?

Au surplus, Orthongel nous reproche d’écrire que l’« Union européenne est un acteur majeur de la pêche thonière mondiale », dès lors que selon l’organisation, les captures des senneurs européens ne représentent qu’une « infime » fraction des captures. Dans l’océan Indien, les captures de thons réalisées par les senneurs sous pavillon européen (France et Espagne) représentent 20% de l’ensemble des captures. Mais lorsque l’on intègre au calcul les navires appartenant aux mêmes entreprises mais qui arborent un pavillon de complaisance[56] — ce qui est plus logique lorsque l’on évalue l’influence globale de l’Union européenne — ce chiffre atteint alors 33% des captures totales, et près de la moitié des captures considérées comme « industrielles ».  Le poids des Européens est particulièrement important dans l’océan Indien, mais ils sont également présents dans les autres bassins océaniques. Ainsi, nous estimons que les entreprises européennes détiennent 100% des thoniers senneurs recensés au Salvador (soit 6 navires), 9% des senneurs de l’Équateur (soit 8 navires), et 29% des senneurs du Panama (soit 7 navires), démontrant l’emprise globale des européens dans la pêche au thon. In fine, nous avons identifié que 39 des 50 plus grands senneurs enregistrés au niveau mondial appartiennent à des sociétés européennes. Évidemment, donc, « l’Union européenne est un acteur majeur de la pêche thonière mondiale ».

Enfin, en reportant le problème sur les flottes de senneurs asiatiques, Orthongel joue une nouvelle fois de l’ « argument de diversion », consistant à détourner l’attention d’un problème (l’impact de la flotte européenne) en pointant du doigt un autre problème (l’impact des flottes asiatiques), qui selon elle, serait plus grave.

10. BLOOM mentirait sur le bilan carbone des navires européens

Selon Orthongel, « le rapport [de BLOOM] évoque à plusieurs reprises l’empreinte carbone évaluée comme faible des senneurs, insistant sur le fait que ce serait un mensonge. BLOOM utilise sa propre analyse pour évaluer l’empreinte carbone des senneurs et des canneurs tout en mentionnant le programme AGRIBALYSE, de l’ADEME. C’est justement sur la base des résultats publiés par l’ADEME que Orthongel met en avant une empreinte carbone en dessous de la moyenne d’un certain nombre de pêcheries artisanales comme hauturières, et très en dessous des valeurs obtenues pour la production de saumon, de poulet ou de bœuf ». Et de conclure : « encore une fois la comparaison de BLOOM se limite à la canne ».

Pourquoi est-ce faux ?

C’est à se demander si Orthongel a lu notre rapport… Nous ne soutenons pas que décrire l’empreinte carbone des senneurs comme faible serait mensonger. Nous indiquons plutôt qu’elle est loin d’être optimale, contrairement aux affirmations des lobbies de la pêche au thon. La différence est subtile mais a son importance. En effet, l’empreinte carbone des senneurs est meilleure que celle d’animaux d’élevage terrestres tels que le bœuf (comme clairement présenté dans le tableau 1 de la page 21) ou même par rapport à d’autres méthodes de pêche au thon comme la palangre. Cependant, elle est loin d’être la meilleure, comme le démontre notre rapport.

D’où l’intérêt de comparer directement l’empreinte des senneurs avec celle des canneurs maldiviens ; une comparaison multi-critères qui à notre connaissance n’avait jusque-là pas encore été réalisée.

La pêche à la senne n’est donc pas notre seul recours face à l’effondrement climatique ; idée que les industriels tentent de disséminer dans l’espace public au travers d’un narratif d’une pêche « bas carbone » et soi-disant « durable », voire même « bonne pour la planète ».

Notes et références

[1] http://orthongel.fr/docs/presse/CPO-20240507-Bloom_fake_info.pdf.

[2] Article écrit par M. Erwan Seznec, que nous connaissons bien puisque, à la suite d’un premier article paru en 2023, nous avons attaqué Le Point et M. Seznec pour diffamation. En réalité, cet article a uniquement repris par une poignée de journaux sectoriels de piètre qualité et acquis à la cause des thoniers européens, et non par “plusieurs autres médias internationaux” comme le prétend Orthongel… Voir notre réponse à ce second article de M. Seznec.

[3] https://ipnlf.org/about/.

[4] https://worldwisefoods.co.uk/products/.

[5] https://www.lesechos.fr/2016/05/le-numero-un-de-la-peche-au-thon-repris-par-un-neerlandais-229198.

[6] https://www.cfto.fr/pdf/compagnie/FR/cfto-navire-torre-giulia.pdf.

[7] https://www.cfto.fr/pdf/compagnie/FR/cfto-navire-aven.pdf.

[8] https://lemarin.ouest-france.fr/peche/info-le-marin-la-compagnie-thoniere-via-ocean-ex-saupiquet-en-voie-detre-liquidee-b678bd7e-89de-11ee-a1c0-8cef14bedf93.

[9] https://www.clicanoo.re/article/economie/2023/11/09/la-sapmer-quitte-lile-maurice-sur-fond-de-tensions-654c3962d9a62.

[10] https://lemarin.ouest-france.fr/economie/entreprises/plan-de-redressement-a-la-cfto-les-marins-devront-faire-des-efforts-0e291c14-14ed-11ef-a1e9-6dc8255d0288.

[11] Correa et al. (2023) Responses of tuna stocks to temporal closures in the Indian Ocean.

[12] Voir par exemple les rapports des deuxième, troisième et quatrième sessions de la CTOI.

[13] IOTC (2002) Report of the Seventh Session of the Indian Ocean Tuna Commission.

[14] Tidd et al. (2023) Assessing the response of Indian Ocean yellowfin tuna (Thunnus albacares) stock to variations in DFAD fishing effort.

[15] Jacquemet et al. (2011) Do drifting and anchored Fish Aggregating Devices (FADs) similarly influence tuna feeding habits? A case study from the western Indian Ocean

[16] Financial transparency coalition (2022). Fishy networks: Uncovering the companies and individuals behind illegal fishing globally

[17] Intrafish (2017) Tuna fishing group Echebastar refutes IUU claims.

[18] Voir par exemple : https://ejfoundation.org/resources/downloads/Tide-of-Injustice-SWIO-report.pdf.

[19] https://www.theoutlawocean.com/ian-urbina/.

[20] https://iotc.org/sites/default/files/documents/2024/05/IOTC-2024-S28-NGO19_-_Bloom_statement.pdf.

[21] https://iotc.org/sites/default/files/documents/2024/05/IOTC-2024-S28-NGO19_-_Bloom_statement.pdf.

[22] https://iotc.org/sites/default/files/documents/2024/04/IOTC-2024-CoC21-sCR05-EU_E.pdf.

[23] http://www.orthongel.fr/index.php?page=durabilite/cat/ocup.

[24] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202302842.

[25] IOTC (2021). Developing Electronic Monitoring System (EMS) standards to collect scientific data: learning from experience with French and associated fleets of the Indian Ocean

[26] Commission Européenne (2021). Procédures d’infraction du mois de juin: principales décisions.

[27] ICCAT (2019). On the potential biases of scientific estimates of catches of tropical tunas of purse seiners the EU and other countries report to the ICCAT and IOTC

[28] https://iotc.org/sites/default/files/documents/2023/12/IOTC-2023-WPTT25-RE.pdf.

[29] IOTC (2022). Report on IOTC data collection and statistics. Voir notamment le tableau 5 de la page 13.

[30] https://iotc.org/sites/default/files/documents/science/species_summaries/english/Skipjack%20tuna%20Supporting%20information.pdf.

[31] Gouvernement de la République des Maldives (2018). Maldives national report submitted to the Indian ocean tuna commission scientific committee. Voir notamment la page 22.

[32] MSC (2023). Maldives pole & line skipjack tuna. Public certification report. Voir notamment la page 79 du rapport de certification MSC traitant de la qualité des données rapportées par la pêcherie.

[33] https://iotc.org/sites/default/files/documents/compliance/cmm/iotc_cmm_1806.pdf.

[34] UNEP (2019) Maldives National Plan of Action to Prevent, Deter and Eliminate Illegal, Unreported and Unregulated Fishing (NPOA-IUU)

[35] D’après le registre des navires autorisés de la CTOI : https://rav.iotc.org/fe/record.

[36] Toujours d’après le même registre (https://rav.iotc.org/fe/record).

[37] FAO (2020). Securing sustainable small-scale fisheries Showcasing applied practices in value chains, post-harvest operations and trade. Voir notamment les pages 149 et 150 de ce rapport.

[38] Mongabay (2023). Des pêcheurs ouest-africains en grève pour des salaires décents et « être respectés » sur des navires européens.

[39] Le marin (2024). Un plan de redressement drastique en discussion à la Compagnie française du thon océanique.

[40] Ouest France (2023). L’armement thonier Via océan, ex-Saupiquet, en passe d’être liquidé : 58 emplois menacés.

[41] https://audit.gov.mv/Uploads/AuditReports/2022/10October/75.Mifco_Fish_expoert_Report_FinalAuditReport.pdf (rapport en Divéhi).

[42] https://www.undercurrentnews.com/2017/10/19/spanish-fishermen-processors-clash-over-whos-to-blame-for-brine-frozen-tuna-health-risks/.

[43] Jauharee et al. (2015). Livebait fishery review

[44] https://ipnlf.org/unlocking-a-huge-potential-for-ocean-conservation-and-climate-change-ipnlf-maldives-and-sntechs-innovation-seeks-to-limit-wild-caught-bait-fish-in-pole-and-line-tuna-fishing/.

[45] IOTC (2018). Bycatch of the european, and associated flag, purse-seine tuna fishery in the Indian ocean for the period 2008-2017.

[46] Amandè et al. (2012). Precision in bycatch estimates: the case of tuna purse-seine fisheries in the Indian Ocean.

[47] http://www.seychellesnewsagency.com/articles/19678/Ocean+Basket+Seychelles+to+build+large+fish+processing+company+despite+delays.

[48] IOTC (2022). Review of data on drifting fish aggregating devices. Voir notamment les tableaux 1 et 2 de la page 20.

[49] https://iotc.org/sites/default/files/documents/2024/06/IOTC-2024-WGFAD06-05_-_Data_0.pdf.

[50] https://iotc.org/sites/default/files/documents/2024/06/IOTC_meeting_Jun2024_slides.pdf.

[51] Parc naturel marin de Mayotte (2023) Échouage d’un dispositif de concentration de poissons (DCP) dérivant issu d’un thonier senneur.

[52] Burt et al. (2020) The costs of removing the unsanctioned import of marine plastic litter to small island states.

[53] IOTC (2019). Use of anchored FADs in the Maldives – Notes for a cas study for assessing ALDFG.

[54] Imzilen et al. (2022) Recovery at sea of abandoned, lost or discarded drifting fish aggregating devices.

[55]  MSC (2023) CFTO Indian Ocean purse seine skipjack fishery — 1st Surveillance audit report.

[56] La totalité des grands senneurs recensés en 2022 aux Seychelles, à l’île Maurice, à Oman, et en Tanzanie, étaient sous capitaux européens.

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