09 mai 2025
Depuis plusieurs mois la France joue un jeu antiécologique dangereux en poussant une protection de l’océan “au cas par cas”, une notion inventée, promue et réclamée par les lobbies de la pêche industrielle, fervents défenseurs du chalut. Cette approche délétère de la protection n’est rien d’autre qu’une licence accordée à la pêche industrielle pour poursuivre la destruction de l’océan et de ses écosystèmes, d’ores et déjà exsangues après des décennies de pêche destructrice. Tournant le dos aux recommandations scientifiques, aux objectifs internationaux et au droit européen, la France ne se contente pas de se faire le porte-parole des lobbies industriels au sein de ses propres frontières : elle promeut cette approche à l’international. C’est ainsi que la protection « au cas par cas » commence à faire son chemin dans les institutions européennes, et notamment auprès du Commissaire européen chargé de la pêche et des océans, Costas Kadis.
Première puissance maritime européenne et deuxième puissance maritime mondiale, la France accueillera la troisième conférence des Nations Unies sur l’océan (UNOC) du 9 au 13 juin 2025 à Nice. À quelques semaines de ce sommet international, la France est au pied du mur : loin des 30% de protection affichés dans les discours officiels, moins de 0,1% de son territoire marin métropolitain bénéficie d’une véritable protection. L’hypocrisie de la France en matière de protection marine, épinglée par la prestigieuse revue scientifique Nature dans un éditorial au vitriol en septembre 2023, est toujours d’actualité. D’autant plus que, loin de prendre ses responsabilités face au cataclysme climatique et environnemental en cours, la France fait la promotion d’une protection « au cas par cas », au grand dam de la société civile internationale, révoltée par cette imposture reprise par le Commissaire européen Costas Kadis1Le lundi 31 mars, le commissaire européen à la pêche Costas Kadis, accompagné de la ministre la Mer et de la Pêche Agnès Pannier-Runacher, est venu à la rencontre de la filière pêche à Lorient, et en a profité pour annoncer son soutien à cette approche au cas par cas. , qui doit présenter dans les prochaines semaines son « Pacte européen pour les océans ».
Des décennies de recherche scientifique ont prouvé le caractère dévastateur du chalutage pour les fonds marins et les écosystèmes.
Mais, loin d’agir en conséquence, l’approche antiscientifique de la protection au « cas par cas », ouvertement promue par les lobbies de la pêche industrielle depuis 2022 et reprise par Emmanuel Macron et les gouvernements français successifs depuis lors, n’a d’autre objectif que de maintenir le statu quo qui autorise, en toute légalité, le passage destructeur des chalutiers dans les aires marines censées être protégées, au détriment de la biodiversité, du climat et des pêcheurs artisans.
Ces dernières semaines, c’est au tour de la communauté scientifique et de la société civile internationale de s’insurger contre cette approche désormais reprise par le Commissaire européen. Les panels d’experts intergouvernementaux sur la biodiversité (IPBES) et l’évolution du climat (GIEC) s’accordent sur l’urgence à développer un réseau cohérent et efficace d’aires marines protégées pour faire face au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. L‘Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), référence mondiale en matière de protection environnementale, rappelle de son côté qu’une aire marine ne peut pas être considérée comme protégée si des activités extractives industrielles, y compris la pêche, y sont conduites ou des infrastructures industrielles développées. Et ce pour une raison simple : le chalutage annule tous les bénéfices sociaux, écologiques et économiques des aires marines protégées.
Contrairement à l’idée véhiculée par l’IFREMER dans une note produite au secours du chalutage et du gouvernement selon laquelle certains écosystèmes seraient plus résistants et résilients et pourraient à ce titre “supporter des passages [de chalut] à des fréquences modérées”, la science démontre au contraire qu’un seul passage de chalut détruit entre 20% et 50% des invertébrés benthiques, que même pour les habitats sédimentaires, le pourcentage d’invertébrés benthiques tués par passage de l’engin varient de 4,7 à 26,1 % et qu’en France les chalutiers de fond sont responsables de 90% de la destruction des fonds causée par la pêche. Cette pression est tout aussi forte sur les fonds vaseux et sableux, à première vue moins riches en biodiversité alors qu’ils abritent une multitude d’organismes souvent invisibles à l’œil nu et généralement enfouis, nécessaires au fonctionnement des écosystèmes. Les panneaux des chaluts pénètrent plus profondément dans les sédiments sablo-vaseux que dans les sédiments durs, causant ainsi des dommages plus importants sur la faune locale.
L’océan est un grand continuum, sans frontière, dans lequel les écosystèmes sont reliés les uns aux autres. Les impacts du chalutage ne sont pas circonscrits aux zones de pêche et aux écosystèmes qui y sont présents. Non seulement le chalutage est extrêmement peu sélectif et capture de nombreuses espèces détruites sans raison, dont des espèces en danger, rejetées mortes dans l’océan, mais il diminue aussi les populations de juvéniles, essentielles au renouvellement des populations. Les chalutiers de fond sont ainsi responsables de 93,2% du total des rejets déclarés dans l’Union européenne, tandis que plus de 70% des juvéniles pêchés proviennent de chalutiers. Enfin, le chalutage de fond, en perturbant les substrats, génère un nuage massif de sédiments, qui sont remis en suspension, avec des impacts colossaux à long terme sur les écosystèmes environnants2Une étude a montré que, du fait de la mobilité des poissons, l’impact des flottes chalutières sur les espèces ciblées et non ciblées ne se limitait pas aux seuls effets directs et mécaniques sur une zone précise. Les chercheurs ont ainsi estimé que la pêche chalutière en eau profonde dans l’Atlantique Nord-Est avait entraîné un déclin de l’abondance des poissons jusqu’à 2 500 mètres de profondeur, alors même que les navires ne pêchaient pas au-delà de 1 500 mètres. Bien que la zone de pêche ait été évaluée à 52 000 km², les impacts pourraient s’étendre sur une superficie atteignant 142 000 km². .
Autoriser la protection au “cas par cas”, c’est accorder un permis de détruire au sein même des zones dédiées à la protection des écosystèmes marins. C’est aussi clair et simple que cela. Avec 565 aires marines “protégées” déclarées en France, la protection au « cas par cas » est une trahison de l’intérêt général à l’heure où des mesures déterminées et urgentes sont nécessaires pour sauver la biodiversité mondiale et le climat. Cette approche va permettre de multiplier les exceptions qui vont devenir la règle, diluant ainsi les responsabilités et retardant les décisions qui auraient déjà dû être prises il y a plusieurs décennies pour préserver l’intégrité physique, chimique et biologique de l’océan dans le but de préserver la biodiversité mondiale.
C’est pourtant en défense du chalutage et du lobby de la pêche industrielle que le gouvernement français fait aujourd’hui la promotion du « cas par cas », contre le consensus scientifique et les recommandations de l’UICN.
L’approche au « cas par cas » est, à l’origine, une invention des acteurs de la pêche industrielle. Dès 2022, le Comité National des Pêches Maritimes et des Élevages Marins (CNPMEM) la promeut ouvertement, défendant “une analyse au cas par cas pour évaluer la compatibilité entre les activités, la réglementation et les objectifs de conservation ». Une approche reprise peu après par Hervé Berville, alors Secrétaire d’État chargé de la mer. En mars 2023, lors d’une réunion du Conseil de l’Union européenne, Hervé Berville, qui avait annoncé quelques jours plus tôt l’opposition du gouvernement français à la mise en œuvre de l’interdiction du chalutage de fond dans les aires marines protégées, justifiait cette opposition par le fait que « [Le Plan d’action pour l’océan de la Commission européenne proposant d’interdire le chalutage dans les AMP] ne créé aucune distinction dans les différentes techniques de pêche utilisées et elle demande une interdiction aveugle en ne prenant pas en compte la nécessité, comme c’est d’ailleurs demandé dans les règles européennes, d’avoir un traitement individualisé « AMP par AMP » avec une vraie prise en compte des spécificités. »
Depuis, cette logique a été intégrée aux documents officiels du gouvernement. On y lit que la reconnaissance d’une « zone de protection forte » peut se faire « via une analyse au cas par cas du respect des critères » définis par les experts scientifiques puisque « la sensibilité des habitats et des espèces aux pressions exercées par les activités humaines est en effet très variable selon les cas et nécessite une approche fine, documentée et au cas par cas, par exemple, l’impact du mouillage sur une zone sableuse sera différent de celui généré sur une zone d’herbier ».
Cette approche, présentée comme “fine” ou “pragmatique”, en citant les mouillages sur les zones sableuses ou les herbiers de posidonie, est en réalité un écran de fumée destiné à occulter la volonté du gouvernement d’autoriser le chalutage. Deux ans plus tard, elle est encore défendue par la ministre de l’Environnement Agnès Pannier-Runacher et le Président de la République Emmanuel Macron, qui annonçait lors du sommet international « SOS Océan » le 31 mars 2025 vouloir renforcer « le niveau de protection dans certaines de nos aires marines protégées déjà existantes ».
Mais le pouvoir de nuisance de la France ne s’arrête pas là, puisque cette approche est désormais reprise par le Commissaire européen Costas Kadis. Cette annonce a sans surprise été saluée par les acteurs de la pêche industrielle, comme le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) de Bretagne.
La protection au “cas par cas”, inventée par les lobbies industriels et reprise par le gouvernement français, n’a donc d’autre but que d’éviter interdiction du chalutage et des techniques de pêche destructrices dans l’ensemble des zones désignées au titre de la conservation du patrimoine marin. Une tactique dilatoire, habillée de rationalité, qui vise à préserver des intérêts économiques à court terme, alors même que nous perdons chaque jour du terrain dans la lutte contre le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
Ce recul de l’ambition française en matière de protection marine relève de l’écocide. Comme le souligne l’Ifremer dans sa note pleine d’incohérences, datée d’avril 2025, “certains habitats sensibles, dont la protection a été requise depuis quelques décennies (Natura 2000), n’ont en réalité pas été véritablement protégés, au vu du niveau de dégradation observé aujourd’hui pour nombre d’entre eux. Pour ces derniers, estimer l’impact de la pêche et notamment du chalutage devient chaque jour plus difficile, car il ne reste que peu, voire pas de zones intactes fournissant des éléments de comparaison”. Autrement dit, l’Ifremer reconnaît que certaines zones qui auraient dû être protégées ont subi une telle pression du fait des chalutiers qu’elles sont aujourd’hui totalement détruites, au point de n’avoir aucun point de référence pour savoir ce que l’inaction des gouvernements successifs nous a fait perdre.
En tant que puissance maritime de premier plan et face à la catastrophe écologique déjà en cours, la France doit cesser de trahir l’intérêt général. A quelques jours de la Conférence des Nations Unies, il serait temps que notre gouvernement arrête de déshonorer la réputation de notre pays et qu’il suive enfin le consensus scientifique international en mettant en œuvre les objectifs internationaux et européens : protéger réellement et efficacement 30% de nos eaux, sans activité et infrastructure industrielle, dont un tiers sous protection stricte.