Le mardi 23 janvier 2024
La pêche européenne a des impacts multiples : sur la biodiversité marine évidemment, mais aussi sur l’économie et le sort des professionnels du secteur. Il appartient donc nécessaire d’avoir une approche globale, qui considère les enjeux sociaux, écologiques et économiques au sein d’une même grille d’analyse. C’est ce qu’ont fait les chercheurs qui ont travaillé à la production du rapport « Changer de cap, pour une transition sociale-écologique des pêches ». Les conclusions sont édifiantes : alors que la pêche industrielle a des impacts négatifs considérables sur quasiment tous les indicateurs, la pêche artisanale se montre exemplaire sur l’essentiel.
De la même manière qu’un large courant de l’économie s’éloigne de l’idée que le PIB soit un indicateur adéquat pour mesurer la richesse des nations, le secteur de la pêche ne peut plus être uniquement examiné à travers un prisme productif.
C’est le point de départ du groupement de recherche, qui, en l’absence de travaux scientifiques intégrant une approche multidimensionnelle des pêches, a proposé d’évaluer ces dernières selon les trois dimensions écologique, sociale et économique de manière simultanée et sans réduire la question écologique à la seule question de l’empreinte carbone ou à l’évaluation de la surpêche.
Le groupement de recherche a défini un set de dix indicateurs clés devant désormais être pris en compte pour pouvoir évaluer de façon sérieuse et holistique l’empreinte écologique ainsi que la performance sociale et économique d’une activité de pêche.
Ces indicateurs forment le socle d’évaluation d’une pêche véritablement « durable », c’est-à-dire une « pêchécologie » qui devrait nécessairement s’inscrire dans une démarche de moindre impact sur le climat et sur le vivant, tout en offrant des perspectives humaines et socio-économiques désirables.
Le bilan écosystémique de la performance des pêches confirme que les navires industriels et hauturiers, opérant majoritairement au chalut, ont un impact considérable sur les écosystèmes marins et les ressources halieutiques en comparaison avec les petits côtiers travaillant les arts dormants.
Les flottilles constituées des navires de plus de 12 mètres et utilisant majoritairement la technique du chalut ont une responsabilité très importante dans la surexploitation des stocks de poissons. Les chaluts sont responsables de 84% des débarquements issus de stocks surexploités. A contrario, la contribution des arts dormants ainsi que celle des dragues et polyvalents au phénomène global de surexploitation est faible (10% et 2% de l’empreinte surexploitation, respectivement). Au regard des volumes pêchés, plus importants pour les pêches hauturières ou industrielles que pour les pêches côtières, le bilan reste largement à l’avantage des petits métiers côtiers pratiquant les arts dormants (6% de l’empreinte pour 10% des captures) comparativement aux grands chalutiers (84% de l’empreinte pour 62% des captures).
De manière générale, le constat est alarmant : toutes flottilles confondues, près d’un tiers des débarquements sont issus de stocks surexploités. La responsabilité des chaluts et sennes pélagiques côtiers dans la baisse de biomasse (déplétion) est très forte : 90% de leurs débarquements sont issus de stocks surexploités (principalement la sardine). L’impact des arts dormants côtiers est également important (déplétion de 34%). Toutefois, le bilan note que globalement, l’impact déplétion dépend surtout du caractère exclusif des stocks que chaque flottille exploite, plutôt que de l’état de ces stocks.
Un des paramètres environnementaux clefs pour estimer la performance écologique des flottilles est « l’empreinte juvéniles », mesurant la quantité de poissons n’ayant pas atteint leur maturité sexuelle et qui, pêchés trop tôt ne peuvent grandir en mer ni contribuer à la productivité naturelle des écosystèmes marins. Les résultats préliminaires montrent qu’à eux seuls, les chalutiers de fond, tant hauturiers qu’industriels, seraient responsables de plus de la moitié de l’ensemble des captures de juvéniles des flottilles de pêche françaises. En comparaison, les engins dormants représentent 22% de l’empreinte juvénile totale (dont seulement 9% pour les côtiers). Ces résultats confirment le caractère non sélectif du chalut qui utilise globalement des maillages trop petits. À l’échelle européenne le CSTEP enregistre des taux de captures de juvéniles, en valeur absolue, supérieurs à 40% des captures totales pour trois catégories d’engins : les chaluts de fond, les filets calés et les sennes.
Les flottilles françaises opérant dans l’Atlantique Nord-Est raclent chaque année une superficie de fonds marins estimée entre 500 000 et 800 000 km², avec une valeur moyenne de 600 000 km², soit une superficie équivalente en ordre de grandeur à celle de la France métropolitaine. 90% de cette empreinte est liée à l’utilisation des chaluts et sennes de fond et seulement 6% aux dragueurs polyvalents. L’empreinte des chaluts de fond est particulièrement forte pour les navires hauturiers et industriels (52 et 22% du total).
Le risque de captures accidentelles d’espèces sensibles, et en particulier de mammifères et oiseaux marins, est incontestablement le point noir des flottilles utilisant les arts dormants. Les estimations liées à cette empreinte restent entachées d’une forte incertitude, mais il est vraisemblable que plus du trois quarts des captures d’espèces sensibles soient liées aux fileyeurs et aux ligneurs. En prenant en compte la taille des navires, plus de la moitié des captures accidentelles serait réalisée par les navires côtiers dormants. Il existe cependant une forte hétérogénéité au sein des arts dormants. Les captures de mammifères marins seraient surtout liées, d’après les données du CIEM, aux fileyeurs côtiers, tandis que les oiseaux pourraient être capturés principalement par des ligneurs (notamment des palangriers) et secondairement par des fileyeurs. Pour ces engins, le taux de capture accidentelle pourrait dépasser 100, voire 200 mammifères marins et 1000 oiseaux par 1000 tonnes pêchées. A l’inverse, et fort logiquement, les captures accidentelles sont quasiment nulles pour les caseyeurs. L’indicateur « espèces sensibles » montre donc que les engins dormants ne sont pas parfaits et ont eux aussi des progrès à réaliser. Pour s’inscrire dans une perspective de pêchécologie, ils doivent en priorité réduire leurs captures accidentelles.
L’analyse du groupement montre que les chaluts de fond industriels et hauturiers sont à l’origine de la plus grande part des émissions de CO2. Ces flottilles, qui ont besoin de grosse puissance de traction pour tirer leur chalut, représentent près de 400kT d’équivalent CO2 soit 57% des émissions totales (sachant que ces flottilles représentent 34% de la production en tonnage et 39% en valeur). A contrario, les engins dormants et les flottilles pélagiques représentent 17% et 12% des émissions de CO2 totales (pour 34% et 11% de la production en valeur).
Se pencher sur la « productivité sociale » des pêches, à travers la quantité d’emplois créés par tonne de ressources débarquées, est essentiel pour l’avenir du secteur qui cherche également à accroître son impact en termes d’emploi. Pour chaque tranche de 1000 tonnes pêchées, les arts dormants et la pêche côtière génèrent le plus d’emplois. A titre d’illustration, la flottille des chaluts pélagiques industriels génère 10 fois moins d’emplois par tonne débarquée que la flottille des filets, lignes et casiers côtiers.
En regardant la valeur ajoutée créée par les flottilles par tonne débarquée, on observe que les filets, lignes et casiers côtiers ont une valeur ajoutée 2 fois supérieure à la flottille des chalutiers et senneurs de fond industriels, alors que cette dernière a des débarquements en valeur plus important. La productivité sociale des flottilles côtières d’engins dormants ne se fait pas au détriment d’une perte de rationalité économique. En regardant l’excédent brut d’exploitation (EBE) des flottilles, soit la capacité d’une exploitation à dégager des surplus financiers et donc de se maintenir, les chercheurs ont montré que les flottilles ayant la meilleure rentabilité par unité de capital investi (ratio EBE/ capital investi) sont les filets, les lignes et casiers côtiers et industriels, les petits chaluts pélagiques côtiers et les flottilles de dragueurs. Les chaluts et sennes industriels sont 3 à 4 fois moins rentables que ces flottilles.
En dépit de leur maigre performance environnementale, sociale et économique, les flottilles qui bénéficient le plus des subventions publiques (soit les subventions d’exploitation et le montant des exonérations de Taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques) sont les chaluts et sennes de fond mesurant plus de 12 mètres et, de manière générale si on regarde uniquement la classe de taille : les hauturiers et industriels. La première catégorie bénéficie de 55% des subventions et si on regroupe les pêches hauturières et industrielles ces dernières bénéficient de 85% des aides. Ceci peut être justifié par les bénéfices sociaux que génère un secteur d’activité économique. Mais dans ce cas de figure, il est possible de s’interroger.
Rapporté aux ressources halieutiques pêchées et à l’emploi créé, le ratio de subventions par flottille apparaît plus clairement : 1 kg de ressources pêchées est subventionné entre 50 et 75 centimes d’euros pour les flottilles de chaluts et sennes de fond, quand les autres flottilles sont subventionnées à moins de 30 centimes d’euros par kg débarqué. L’emploi d’un marin-pêcheur travaillant sur les chaluts et sennes pélagiques industriels et les chaluts de fond hauturiers et industriels, bénéficie indirectement d’une subvention d’environ 60 000 euros quand l’emploi aux filets, lignes, casiers et dragues et polyvalents côtiers est aidé indirectement à hauteur de 9 000 à 14 000 euros. La rentabilité des chaluts est artificielle et dépendante des subventions publiques, et ce à un coût social et environnemental exorbitant, supporté par le contribuable et les écosystèmes naturels. En effet ces subventions récompensent les flottilles qui génèrent le plus gros impact écologique, que ce soit sur la biodiversité ou sur le climat, tout en créant le moins d’emplois et de richesse en France.
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