Alors que la communauté scientifique nous alerte sur le risque d’effondrement de nos sociétés, une prise de conscience de notre classe politique est plus que jamais nécessaire. Or, l’océan est un allié essentiel pour faire face à cette crise étant donné qu’il absorbe près d’un tiers de nos émissions de CO2.
C’est pourquoi il est indispensable de le protéger, en cessant notamment de détruire la biodiversité qu’il abrite afin qu’il continue à jouer son rôle de régulateur du climat. BLOOM a identifié 15 points pour sauver l’océan en se fondant sur les recommandations des scientifiques, près de 20 ans d’analyse du secteur de la pêche et notre expertise sur les leviers de transition écologique et sociale du secteur. Malheureusement, ces priorités ne semblent inscrites ni à l’agenda de ces deux commissaires qui auront pourtant le pouvoir de les mettre en œuvre, ni à celui de la plupart des députés siégeant dans les commissions parlementaires qui travailleront le plus avec eux.
COSTAS KADIS
Les réponses de M. Costas Kadis, aussi bien aux questions écrites des députés européens que lors de son audition du mercredi 6 novembre, frappent par leur faiblesse sur certains sujets qui seront pourtant cruciaux au cours des cinq prochaines années.
Sous surveillance
Nous n’avons identifié chez M. Costas Kadis aucune vision forte pour l’avenir de l’océan, ni même de ce que devrait être une transition juste et équitable du secteur de la pêche :
- La fin des techniques de pêche destructrices: Alors qu’il est urgent de protéger et restaurer les écosystèmes marins mais aussi de réduire la consommation d’énergies fossiles, M. Kadis n’a fait nullement mention de la fin des techniques de pêche destructrices, en particulier le chalutage et la senne qui sont pourtant particulièrement destructrices, énergivores et émettrices de CO2.
- S’il a affirmé à plusieurs reprises la nécessité de défendre les petits pêcheurs, le commissaire désigné pour la pêche et les océans n’a en revanche pas traité du devenir de la pêche industrielle, qui menace tout à la fois la biodiversité et la pêche artisanale.
- Seules quelques remarques marginales ont été faites sur les accords de pêche conclus par l’Union européenne avec des pays tiers et sur la dimension extérieure de la politique commune de la pêche (PCP). Pourtant, il s’agit de l’un des aspects les plus problématiques de la pêche industrielle européenne. Ces pratiques ont non seulement des répercussions sociales et économiques particulièrement négatives pour les communautés de pêcheurs des pays tiers concernés, mais elles contribuent à la dégradation de l’état de santé des stocks de poissons tout en étant rendues possibles par un lobbying disproportionné au niveau des Organisations Régionales de Gestion de la Pêche (ORGP).
- Aucun détail n’a été donné sur sa stratégie pour mettre en œuvre de manière efficace et effective des Aires Marines Protégées dans 30 % des eaux européennes d’ici à 2030.
- Le plus troublant est que presque rien n’a été dit sur la vision de M. Kadis concernant l’élimination des subventions à la pêche néfastes. Pendant des décennies, l’Union européenne a dépensé des milliards d’euros d’argent public pour soutenir le maintien des flottes de pêche industrielle au détriment des petits pêcheurs. Les flottes de pêche industrielle, qui consomment beaucoup d’énergie et nuisent à l’environnement, ont non seulement capté 80 % des fonds publics, mais ont aussi bénéficié d’un accès privilégié aux quotas de pêche, sans apporter le soutien économique nécessaire à la transition vers un modèle plus durable d’un point de vue social et environnemental. Aujourd’hui, il est donc urgent que l’argent public (autrement dit, l’argent des citoyens) soit utilisé exclusivement pour financer la transition sociale et écologique des secteurs de la pêche de l’UE. Nous attendons donc de M. Costas Kadis qu’il adopte une position ferme sur les subventions à la pêche, étant donné que la réforme de l’actuel Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l’aquaculture (FEAMPA) d’ici la fin de l’année 2027 va constituer un moment clé de son mandat.
Points d’alerte
- Le renouvellement de la flotte de pêche de l’UE et l’augmentation des plafonds de capacité ont été signalés par l’eurodéputé Gabriel Mato (PPE – Espagne) comme une priorité afin de décarboner la flotte de pêche de l’UE. Il s’agissait déjà de sa priorité lors du dernier mandat, alignée sur les demandes des lobbies de la pêche industrielle qui ne représentent cependant pas la majeure partie des flottes de l’UE. Nous aurions souhaité une réponse forte de la part de Monsieur Kadis car le secteur de la pêche est toujours en situation de surcapacité et de surpêche et les plafonds de capacité ne sont pas un obstacle à la décarbonation. Nous attendons plutôt des décisions pour l’avenir de la pêche européenne qui prennent en compte les impacts sociaux, environnementaux et économiques de chaque flotte.
- La réponse donnée à la question d’Anja Hazekamp (La Gauche – Pays-Bas) est tout aussi alarmante : M. Kadis a en effet refusé de reconnaître la pêche comme étant la première cause de destruction de la biodiversité marine, l’attribuant plutôt au changement climatique et à la pollution. Bien que ces deux problèmes soient majeurs et prendront de plus en plus d’importance dans les années à venir, la perte dramatique de biodiversité et la diminution des stocks de poissons commerciaux au cours du siècle dernier sont principalement dues à l’expansion sans précédent de la pêche industrielle et à ses impacts sur les habitats marins.
- Par ailleurs, M. Costas Kadis semble plus soucieux d’engager une nouvelle réforme de la politique commune de la pêche (PCP) que de mettre en oeuvre les dispositions existantes. La PCP est déjà extrêmement avancée et pionnière grâce à son intégration complète des questions sociales, économiques et environnementales. Ce qui fait actuellement défaut, c’est sa mise en œuvre par les États membres. Un exemple frappant est l’article 17 de la PCP, qui stipule que les possibilités de pêche doivent être attribuées aux acteurs de la pêche sur la base de critères objectifs et transparents, y compris des critères environnementaux, sociaux et économiques. À l’heure actuelle, cet article n’est qu’une obligation sur le papier.
Nous prenons acte
- Nous nous félicitons de l’importance que semble accorder M. Kadis aux avis scientifiques pour guider la gestion de la pêche de l’Union européenne. Cependant, les données scientifiques existent déjà et indiquent que l’océan est dans un état extrêmement dégradé. Nous devons agir sur la base des données disponibles sans plus attendre. En effet, l’évaluation de la politique commune de la pêche réalisée sous la dernière Commission a clairement montré un manque de mise en œuvre et d’application plutôt qu’une faiblesse de la PCP elle-même. L’utilisation de données scientifiques récentes, complètes et vérifiées sera cruciale si la Commission souhaite mettre en place un véritable pacte pour l’océan qui devrait assurer la coordination et la mise en œuvre de toutes les législations de l’UE sur l’océan.
- Nous terminons par l’une des questions au centre du débat sur le portefeuille de Costas Kadis : la création d’un pacte européen pour l’océan. Promis par Ursula von der Leyen et présenté comme un programme ambitieux pour les politiques européennes sur les questions marines, le Pacte pour l’océan reste pour l’instant extrêmement nébuleux et flou dans ses contours. Interrogé à plusieurs reprises sur le sujet par différents députés européens, Costas Kadis s’en est tenu à des généralités et n’a pas pu donner plus d’informations sur la base juridique et le fonctionnement de ce pacte, pas plus qu’il n’a donné de détails sur les fonds qui y seront consacrés. Il s’est contenté de dire qu’il s’agira d’un cadre de coordination et de concertation de toutes les politiques européennes gravitant autour de l’objet océan, y compris la pêche. Un nouveau Green deal européen, version maritime? Ce Pacte européen pour l’océan ressemble davantage à une annonce médiatique sans lendemain qu’à un outil susceptible de mettre fin au statu quo actuel, alors que la politique maritime européenne pêche par son incapacité à offrir une vision intégrée des divers enjeux écologiques et sociaux auxquels nous sommes confrontés.
WOPKE HOEKSTRA
Dans le cadre du Green Deal lancé en 2019, la Commission européenne a proposé en juillet 2021 une série de mesures juridiquement contraignantes (connues sous le nom de « Fit for 55 ») visant à réduire nos émissions de CO2 d’au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990 d’ici 2030, dont la révision de la directive sur la taxation de l’énergie (DTE) est l’une des pièces maîtresses. Comme l’a déclaré M. Hoekstra lui-même, la fiscalité doit être un instrument permettant de lutter contre le changement climatique et de financer ce qui est important nos sociétés. Sauver les océans est de la plus haute importance, car ils sont le support de la vie sur Terre et de nos vies humaines.
Dans l’état actuel des choses, la directive sur la taxation de l’énergie oblige tous les États membres de l’UE à ne pas taxer les combustibles fossiles utilisés pour la pêche professionnelle, ce qui représente la plus importante subvention accordée au secteur de la pêche au niveau de l’UE. En France seulement, les exonérations fiscales sur les combustibles fossiles représentent 63 % de toutes les subventions reçues en 2021. Les principaux bénéficiaires des subventions aux combustibles fossiles sont les pêcheries qui consomment beaucoup de carburant. Il s’agit de navires de pêche hautement industrialisés et gourmands en énergie, tels que les chalutiers de fond.
La précédente Commission avait proposé en juillet 2021 de mettre en place une taxe minimale sur la consommation de combustibles fossiles des navires de pêche afin d’accélérer la transition énergétique et écologique du secteur. Les États membres de l’UE agissant au sein du Conseil ont démantelé la proposition de la Commission au point d’envisager la possibilité de maintenir le statu quo au moins jusqu’en 2035. Ce comportement irresponsable doit cesser !
L’enjeu pour l’océan de la suppression de la défiscalisation des énergies fossiles dans le secteur de la pêche est énorme. Alors que la pêche a été reconnue comme la première cause de destruction des océans par les experts de l’IPBES, et qu’en février 2023, l’Union européenne a publié un Paquet pour l’Océan qui inclut la transition énergétique du secteur de la pêche comme une priorité, les navires européens les plus destructeurs restent les premiers bénéficiaires des subventions aux énergies fossiles dans l’UE, étant donné qu’ils utilisent des engins traînants qui consomment d’immenses quantités de carburant.
Le commissaire Hoekstra pourrait jouer un rôle important dans deux de nos priorités pour sauver les océans : arrêter de subventionner la destruction des océans et supprimer progressivement les subventions aux combustibles fossiles.
Nous prenons acte
- M. Hoekstra a envoyé un message très clair : nous devons prendre au sérieux l’élimination progressive des subventions aux combustibles fossiles. Il a souligné que, bien que l’élimination progressive des subventions aux combustibles fossiles soit principalement une question nationale, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour éliminer les subventions aux combustibles fossiles au niveau de l’UE dans le cadre des fonds européens ou des aides d’État.
- L’amélioration de la transparence des subventions aux combustibles fossiles fait partie de sa vision du processus d’identification et d’élimination des subventions néfastes au niveau national. La manque de transparence sur l’argent octroyé avec des fonds publics est extrêmement problématique, comme nous l’avons souligné récemment dans notre rapport sur les subventions à la pêche en France.
Points d’alerte
- Le commissaire Hoekstra a mentionné les forêts comme étant les meilleurs puits de carbone, mais n’a pas mentionné une seule fois l’océan, qui est pourtant notre principal allié dans la lutte contre le changement climatique, dans l’absorption des émissions de CO2 et dans la régulation du climat.
- Le secteur de la pêche n’a pas été mentionné du tout en ce qui concerne la réduction des émissions et la décarbonisation. La révision de la directive sur les émissions de gaz à effet de serre, avec l’élimination de l’exonération des taxes sur les combustibles fossiles, serait le seul instrument juridique disponible au niveau de l’UE ou au niveau international qui pourrait inciter le secteur de la pêche à abandonner les combustibles fossiles ou au moins à réduire la consommation de combustibles fossiles ainsi que les subventions qui leur sont accordées. Alors que l’aviation et le transport maritime sont couverts par les systèmes d’échange de quotas d’émission, le secteur de la pêche n’est inclus dans aucun de ces systèmes qui stimulent la réduction des émissions et le processus de décarbonisation. L’Organisation maritime internationale a adopté en 2023 une stratégie de réduction des émissions pour le transport maritime qui prévoit une réduction de 20 % des émissions d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 2008 et une réduction de 70 % d’ici 2040 pour parvenir à des émissions nettes nulles d’ici 2050. Le secteur de la pêche n’est pas envisagé.
Sous surveillance
- Dans ses réponses écrites, Monsieur Hoekstra a souligné à plusieurs reprises qu’il ferait pression pour la finalisation de la révision de la directive sur les émissions de gaz à effet de serre. Nous attendons de la Commission, sous sa direction, qu’elle soit présente et vigilante lors des négociations au Conseil de la DTE et qu’elle s’oppose fermement à tout accord qui maintiendrait le statu quo. Une DTE révisée adoptée avec une exonération fiscale pour l’aviation, le transport maritime, la pêche et l’agriculture ne répondrait pas à ses objectifs en tant qu’instrument permettant d’atteindre les objectifs climatiques, y compris la sauvegarde de l’océan, et de garantir des conditions de concurrence équitables sur le marché intérieur.
- Dans ses réponses orales, M. Hoekstra a déclaré que si le DTE n’était pas finalisé, l’UE devrait trouver d’autres moyens de promouvoir les énergies renouvelables et la décarbonisation de l’UE. Si nous maintenons les subventions aux énergies fossiles dans le secteur de la pêche, la transition énergétique sera menacée et la transition écologique et sociale nécessaire dans ce secteur sera gravement entravée.
- Au cours de l’audition, M. Hoekstra a fait une déclaration pour reconnaître la responsabilité des compagnies pétrolières dans ce qu’elles ont fait et continuent de faire pour contribuer à la crise climatique sans aucun scrupule. La non-prolifération des énergies fossiles constitue un enjeu crucial dans la lutte contre le dérèglement climatique. Alors que l’avenir de la biosphère et de l’humanité est en jeu, il est inconcevable que l’UE laisse des entreprises établies sur son sol participer, d’une manière ou d’une autre, à l’ouverture de nouveaux projets fossiles (charbon, pétrole, gaz), alors que le GIEC et l’Agence internationale de l’énergie recommandent tous deux de mettre fin à l’expansion fossile de par le monde. Nous attendons de M. Hoekstra qu’il s’attaque au dérèglement climatique en traitant le mal à la racine, en contraignant par la loi les multinationales fossiles et les acteurs financiers européens à renoncer à tout nouveau projet dans les énergies fossiles.
Les deux commissaires désignés ont reçu le soutien de la majorité des coordinateurs des groupes politiques européens. La voie vers la confirmation par la Conférence des présidents le 21 novembre et par la plénière du Parlement européen la semaine du 25 au 28 novembre est libre. BLOOM attend qu’ils redonnent l’ambition nécessaire à leur mandat.