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En 1982, des décennies de négociations internationales ont abouti à la signature de la « Constitution » de l’océan mondial, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS).1United Nations (1982) United Nations Convention on the Law of the Sea (CNUDM), Montego Bay (Jamaica), 10 December 1982. Outre l’inscription du concept désormais largement accepté de « zones économiques exclusives » (ZEE) dans le droit international, la CNUDM a également officialisé un certain nombre de lois et de droits coutumiers qui existaient déjà de manière moins formelles ou spécifiques. En particulier, l’article 62 stipule que tout État côtier peut choisir d’abandonner son « surplus » de captures autorisées au profit d’un autre État, ce qui a permis aux préexistants « accords de pêche » — c’est-à-dire les contrats commerciaux qui régissent l’exploitation des eaux d’un pays par les flottes de pêche d’un autre (groupe de) pays, parfois de manière réciproque — de trouver une base juridique mondiale.

 

 

La pêche industrielle « lointaine »

En grande partie à cause de ce nouveau cadre juridique, les flottes des pays de pêche développés, dont la capacité dépassait les niveaux durables, se sont étendues vers le sud dans les eaux des pays tropicaux.1Bonfil et al. (1998) <a href= »http://awsassets.panda.org/downloads/distant_water1.pdf » target= »_blank » rel= »noopener »>The footprint of distant water fleet on world fisheries</a>.2Swartz et al. (2010) <a href= »https://doi.org/10.1371/journal.pone.0015143″ target= »_blank » rel= »noopener »>The spatial expansion and ecological footprint of fisheries (1950 to present)</a>.3Coulter et al. (2019) <a href= »https://doi.org/10.1016/j.fishres.2019.105379″ target= »_blank » rel= »noopener »>Using harmonized historical catch data to infer the expansion of global tuna fisheries</a>.4Le Bail (1994) Les accords de pêche C.E.E.-Pays A.C.P.: Outil de développement ou facteur de crise ?5Anon. (2002) Evaluation of the relationship between country programmes and fisheries agreements. Bien que le principal objectif de l’article 62 de la CNUDM ait été d’éviter de perturber le modèle économique des navires étrangers qui opéraient auparavant dans les ZEE nouvellement créées, la déclaration des ZEE dans l’hémisphère nord a dans les faits entraîné une augmentation de l’effort de pêche et a incité les flottes de pêche des pays développés à se déplacer vers le sud et à négocier des accords d’accès à la pêche avec les pays côtiers en développement.6<em>Op. cit</em>. <a href= »http://awsassets.panda.org/downloads/distant_water1.pdf » target= »_blank » rel= »noopener »>Bonfil <em>et al</em>. (1998)</a>.

Par le biais d’accords de pêche, deux groupes de pays ont développé une large présence dans les eaux africaines : ceux de l’Union européenne (UE) et ceux d’Asie, y compris la Fédération de Russie et la Turquie.

L’Union européenne

L’UE a ouvertement encouragé la création d’entreprises mixtes et d’accords de pêche dans les eaux poissonneuses et encore sous-exploitées des États d’Afrique afin de réduire la capacité excédentaire de sa propre flotte de pêche domestique.7European Commission (1980) Proposals relating to structural policy in the fisheries sector. En conséquence, l’UE est devenue l’un des principaux expansionnistes historiques en termes d’accords d’accès à la pêche et d’empreinte spatiale de ses flottes.

Bien que l’UE possède l’une des plus grandes flottes de pêche au monde en termes de puissance motrice,8Rousseau et al. (2019) Evolution of global marine fishing fleets and the response of fished resources. seuls 259 de ses navires seraient engagés dans des activités de pêche en dehors des eaux communautaires.9STECF (2021) The 2021 annual economic report of the EU fishing fleet (STECF 21-08). Malgré la contribution marginale de ces navires en termes d’unités de pêche, ces grands navires représentent une part importante des débarquements totaux de l’UE en termes de volume et de valeur.10STECF (2021) The 2021 annual economic report of the EU fishing fleet (STECF 21-08).

Selon un chiffre donné par les industriels du secteur, environ un quart du marché européen serait approvisionné par des captures effectuées en haute mer et dans le cadre d’accords d’accès,11Beurier (2014) Droits Maritimes 2015–2016. bien que ces derniers ne représenteraient que 4 % de la consommation de poisson en Europe selon ces mêmes représentants du secteur.12Europêche (2015) European fishing access in Africa — Sustainable Fishing Partnership Agreements (SFPAs). On peut donc affirmer que les accords de pêche ne jouent pas un rôle déterminant dans la sécurisation de l’approvisionnement du marché alimentaire européen, bien qu’ils soient certainement cruciaux pour certains segments spécifiques de sa flotte, par exemple la flotte de senneurs de thon tropical.


Historique des accords de pêche européens en Afrique

On sait que les accords européens ont radicalement changé de portée et de contenu depuis le premier accord conclu avec le Sénégal en 1979. En termes de portée, tout d’abord, car ils sont passés d’un large éventail d’espèces — y compris les espèces côtières et démersales, également ciblées par les communautés locales — à des espèces hauturières et à de grands « pélagiques » comme le thon.1Le Manach et al. (2013) European Union’s public fishing access agreements in developing countries.

Sur le fond, ensuite, car les accords européens ont progressivement abandonné leur modèle initial et très critiqué de « payer, pêcher et partir » (« pay, fish, and go » en anglais) pour inclure de plus en plus de clauses sociales et environnementales.2Le Manach et al. (2013) European Union’s public fishing access agreements in developing countries. Bien que de nombreuses critiques subsistent quant à leurs faiblesses structurelles en matière de suivi, de contrôle et de surveillance, mais aussi quant à leur impact sur les écosystèmes marins et à la concurrence intense avec les pêcheurs locaux,3Le Manach et al. (2013) European Union’s public fishing access agreements in developing countries. les accords européens sont largement considérés comme les plus transparents.

Autres pays de pêche « lointaine »

Bien que les activités des navires de l’UE dans les eaux africaines soient les plus faciles à suivre et celles auxquelles BLOOM a consacré la plupart de son temps jusqu’à présent, de nombreuses autres nations de pêche sont actives dans ces eaux, la plus évidente étant la Chine.1Pauly et al. (2014) China’s distant-water fisheries in the 21st century.2Mallory (2013) China’s distant water fishing industry: evolving policies and implications.

Depuis 2015, la plateforme Global Fishing Watch permet à quiconque de suivre les navires de pêche via le système d’identification automatique (AIS). Bien que cette plateforme ne soit pas parfaite — de nombreux navires la désactivent souvent — c’est le meilleur outil à notre disposition, et elle fournit des informations essentielles sur la pêche étrangère en Afrique.


Pays étrangers actifs dans les eaux africaines, 2021-2022. Source : Global Fishing Watch.

Il ressort de ces données que la Chine est le pays le plus actif dans les eaux africaines, bien qu’elle dépasse à peine l’effort de pêche combiné des pays de l’UE. Derrière la Chine et l’Espagne, Taïwan, la Russie et le Japon sont les pays les plus importants ; les efforts de pêche sont faibles, voire insignifiants, pour la plupart des autres pays. Toutefois, ces données ne concernent que les navires suffisamment grands pour être équipés d’un système AIS. Pour les navires européens, le cadre juridique n’exige que les navires de 15 m et plus soient équipés d’un tel système, de sorte que les petits navires opérant à partir des îles françaises de Mayotte et de la Réunion, par exemple, n’apparaissent pas dans ces données. C’est également le cas pour la flotte de fileyeurs d’Iran, d’Oman, etc., qui n’est en grande partie pas incluse dans ces données.

Si l’on considère la ZEE exploitée, l’Afrique de l’Ouest semble faire l’objet d’une pêche beaucoup plus intensive que la côte orientale du continent. Ceci est principalement dû à un plateau continental plus large sur la côte ouest, qui permet à une vaste armada de chalutiers de fond de cibler des espèces démersales telles que le merlu, la crevette, le poulpe, etc.

Cependant, ce deuxième graphique met également en évidence un élément crucial : la flotte industrielle de très grands « senneurs », qui ciblent les espèces de thon, est étonnamment absente de ces données. En fait, les thoniers senneurs — principalement ceux de l’UE — déconnectent leur AIS la plupart du temps,1Rattle and Duncan-Jones (2022) Fishing outside the lines — Widespread noncompliance in Indian Ocean tuna fisheries. échappant ainsi aux plateformes de surveillance telles que Global Fishing Watch.2Welch et al. (2022) Hot spots of unseen fishing vessels.


ZEE africaines pêchées par des pays étrangers, 2021-2022. Source : Global Fishing Watch.

Les pêches « domestiques »

Au-delà de la pêche pratiquée par des navires battant pavillon étranger, de nombreux navires africains sont également, bien évidemment, présents dans ces eaux. Dans de très nombreux pays côtiers d’Afrique, les poissons et autres animaux marins sont d’une importance capitale pour la sécurité alimentaire des populations côtières. C’est par exemple le cas à Madagascar, la quatrième plus grande île du monde. Bien connue pour sa biodiversité terrestre riche et unique, Madagascar possède également des écosystèmes marins très productifs, avec plus de 5 000 km de côtes et une ZEE de plus de 1,2 million de km2. Un peu plus de 50% de sa population de 26 millions d’habitants vit dans une des 13 régions côtières,1INSTAT (2011) Population & démographie — Effectif de la population de Madagascar. où la pêche y est cruciale pour l’alimentation de nombreuses communautés côtières mais aussi à l’intérieur des terres. On estime que les habitants de Madagascar consomment environ 7kg de poisson par an, soit 1,3 fois par semaine,2Breuil and Grima (2014) Baseline Report Madagascar. mais aussi que la pêche et les activités associées (aquaculture et transformation du poisson) constituent la principale, sinon l’unique, source de revenus de nombreuses personnes.3Laroche et al. (1997) The reef fisheries surrounding the south-west coastal cities of Madagascar.4Lilette (2006) Mixed results: conservation of the marine turtle and the red-tailed tropicbird by Vezo semi-nomadic fishers. Dans certaines régions du sud-ouest de l’île, jusqu’à 95% des ménages des communautés côtières dépendent de la pêche comme principale source de revenus !5Barnes-Mauthe et al. (2013) The total economic value of small-scale fisheries with a characterization of post-landing trends: An application in Madagascar with global relevance.

Au-delà de ces activités vivrières et artisanales essentielles, il existe une pêche industrielle dans la plupart des pays côtiers d’Afrique. Mais cette pêche artisanale est-elle réellement domestique ?

 

Une pêche domestique… étrangère

D’après les données mises à disposition par Global Fishing Watch, 23 des 32 pays côtiers (hors Afrique du Nord) ont des activités de pêche industrielle. Seuls les pays suivants ne montrent aucune activité de pêche : Bénin, Congo-Brazzaville, Congo-Kinshasa, Gabon, Guinée équatoriale, Sahara occidental, Sierra Leone, Tanzanie, et Togo. Les activités de pêche des autres pays sont réparties de la façon suivante :


Pays africains ayant pêché entre le 1er janvier 2021 et le 31 juillet 2022 selon la plateforme Global Fishing Watch.

Plusieurs éléments sont à tirer de ce graphique. Notamment, l’Afrique du Sud est le plus gros pays “domestique” pêcheur, ce qui est sensé au regard des infos connues et du niveau de développement du pays.1Baust et al. (2015) South Africa’s marine fisheries catches (1950-2010). Il y existe une pêche industrielle domestique, et les quelques intérêts étrangers qui y existent sont difficiles à évaluer.

Pour les autres pays, l’histoire est différente, puisque les intérêts étrangers y semblent omniprésents :

  • En Namibie, deuxième pays du classement, l’espagnol Pescanova est ainsi très présent. Cette entreprise possède de très nombreux navires namibiens parmi les plus actifs, comme le Giuseppe, le Kainab, le Natale Senior, le Mar Del Cabo, le Novanam One, le Ribadavia, le Novanam Two, le Lalandii 1, etc.
    Pescanova n’est rien de moins qu’une des plus puissantes flottes de pêche au monde, comme le souligne le Stockholm Resilience Centre de l’Université de Stockholm en Suède ;2https://www.stockholmresilience.org/research/research-news/2015-05-27-keystone-actors-shape-marine-ecosystems.html.
  • Au Maroc, troisième pays du classement, tous les navires nommés Pescabona […] — également parmi les plus actifs — appartiennent à l’armement éponyme, co-propriété de l’armement espagnol Mariscos Rodriguez. De très nombreux autres navires à consonance hispanique ne laissent que peu de doute quant à leurs réels bénéficiaires, même s’il existe également de flotte de pêche réellement marocaine.

Ces cas ne sont pas isolés, puisque la situation semble similaire dans la plupart des pays suivants. Par exemple :

Ce que ces données nous disent, c’est qu’une grande partie — si ce n’est la quasi-intégralité — de la pêche africaine autre que celle de subsistance ou très artisanale appartient en réalité à des intérêts étrangers, notamment européens ou asiatiques.

Le rôle des intérêts privés

Les États sont les principaux acteurs qui régissent la mise en place de ces accords de pêche. Cependant, derrière de tels accords commerciaux aux importants enjeux économiques se trouvent d’autres acteurs tels que les lobbies industriels et les enseignes de la grande distribution. En défendant leurs intérêts privés, ces acteurs non-étatiques portent une grande responsabilité dans l’élaboration de ces accords.

La grande distribution européenne

Le poisson pêché en Afrique par les industriels européens sert à alimenter les rayons des supermarchés européens.Le modèle économique de la grande distribution repose sur de grands volumes à petit prix, entraînant une course à la surpêche.

Les distributeurs européens s’approvisionnent en thon, poisson préféré des français et européens, capturé en grande partie aux large des côtes Africaines. Ces pêcheries thonières sont associées à des violations graves des droits humains et à la destruction des écosystèmes marins. Malgré les nombreuses alertes documentées des scientifiques et ONGs sur les conséquences de la pêche au thon tropical — alertes connues de la grande distribution depuis des années — trop peu d’actions, trop peu ambitieuses, ont été prises par les enseignes.

BLOOM a établi le classement « Délibérément Ignorants » des distributeurs européens sur leurs politiques d’approvisionnement en thon. Avec une note moyenne de 2,2/10 en coopération et 3,7/10 en politiques d’approvisionnement, la conclusion de notre rapport est sans appel : la grande distribution refuse de mettre en place des politiques qui respectent l’environnement et les droits humains. 

Malgré cela, quelques acteurs se distinguent en se montrant coopératifs, et/ou en développant des politiques d’achats en thon tropical plus ambitieuses, mais très loin d’être parfaites. Ces enseignes sont Marks & Spencer (UK ; note moyenne de 6,9/10), Système U (France ; note moyenne de 5,1/10) et Les Mousquetaires (France ; note moyenne de 5,1/10).  Les notes relativement basses des meilleurs élèves en disent long sur les manquements généralisés de la grande distribution. E.Leclerc se distingue par une performance particulièrement faible : l’enseigne maintient une opacité totale sur son approvisionnement en thon et vend une quantité significative de thon albacore de l’océan Indien, espèce classée comme surpêchée depuis 2015.

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