11 janvier 2024
Pour marquer le début de l’année 2024, décrétée « Année de la Mer » par Emmanuel Macron, l’administration française n’a pas trouvé mieux que d’autoriser la « Compagnie des pêches de Saint-Malo » à investir 15 millions d’euros pour exploiter le plus grand chalutier pélagique du monde, l’ « Annelies Ilena », surnommé « Navire de l’Enfer ». Ce navire-usine ciblera le merlan bleu, un petit poisson « pélagique » c’est-à-dire vivant entre-deux-eaux et qui entre dans la composition du surimi industriel. Le navire actuellement propriété de Parlevliet & van der Plas aux Pays-Bas (1) remplacera le chalutier français « Joseph Roty II » de 90 mètres d’ici la fin du mois de janvier 2024. Cette décision aberrante contredit totalement l’engagement pris en juillet 2023 par Stéphane Séjourné, homme de confiance d’Emmanuel Macron à Bruxelles et président du groupe politique européen « Renew » au Parlement européen, d’exclure les navires de plus de 25 mètres des eaux côtières françaises (12 milles nautiques, soit 22 km) (2).
Déclaration de Stéphane Séjourné en faveur de l’exclusion des navires de plus de 25 mètres des eaux côtières, le 11 juillet 2023 sur Instagram.
Quand on dit que le plus grand chalutier pélagique du monde, l’Annelies Ilena, « arrive » en France, il faut prendre l’expression au sens figuré car le monstre industriel de 145 mètres est trop gros pour pouvoir entrer dans le port de Saint-Malo où se trouve l’usine de fabrication du surimi.
L’Annelies Ilena est un navire-usine, capable de capturer 400 000 kilos de poisson toutes les 24 heures, avec une capacité de stockage de 7 millions de kilos. Autrefois nommé « Atlantic Dawn », il est au cœur de nombreuses controverses en raison de son histoire tumultueuse (3). En 2002, il a pu être immatriculé en Irlande grâce à des manœuvres juridiques douteuses : sa taille colossale lui interdisait l’obtention d’un permis de pêche dans les eaux européennes en raison du plafonnement de la capacité de pêche. Afin de contourner les lois européennes, il a été enregistré tant que navire marchand et a reçu des licences de pêche temporaires.
Limité par des quotas européens, l’Atlantic Dawn ne pouvait pas utiliser sa pleine capacité de pêche. Un accord de pêche avait été conclu avec la Mauritanie en 2002, permettant une exploitation intensive de leurs eaux pendant neuf mois par an. Surnommé le « Navire de l’Enfer » par les Mauritaniens en raison de ses pratiques de pêche destructrices, le navire a été chassé après cinq ans de pillage puis racheté par le géant néerlandais Parlevliet & van der Plas en 2007 via sa filiale Viking Bank pour 30 millions d’euros et rebaptisé l’Annelies Ilena.
Depuis 2018, l’Annelies Ilena bat pavillon polonais mais reste la propriété de Parlevliet & van der Plas. Jusqu’en 2027, il profite d’un accord de pêche passé entre l’Europe et la Mauritanie qui coûte aux contribuables européens 57,5 millions d’euros par an (4). En échange de cet argent public, les 18 méga chalutiers européens de « Pelagic freezer trawlers » (5) peuvent piller 225 millions de kilos de poissons dans les eaux de Mauritanie.
La Compagnie des pêches de Saint-Malo s’apprête maintenant à exploiter l’Annelies Ilena d’ici la fin du mois de janvier 2024. De son côté, Parlevliet & van der Plas, dont le chiffre d’affaires a atteint un niveau record de 1,47 milliard d’euros l’an dernier (6), va faire construire deux navires neufs pour remplacer l’Annelies Ilena. Leurs coûts s’élèvent à 80 millions et 55 millions d’euros.
A un an de la Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC) qui se tiendra à Nice en 2025, BLOOM appelle le gouvernement français à changer radicalement de cap pour mettre en œuvre un plan de déchalutisation et de transition vers des pratiques à faibles impacts.
En plus de la question écologique, l’investissement de la Compagnie des pêches de Saint-Malo pose plusieurs questions en termes d’équité et de transparence. En effet, elle a déclaré avoir réalisé son investissement dans le but de remplacer le méga chalutier Joseph Roty II « en lien avec les administrations françaises » (7). Cette phrase énigmatique n’indique pas si ce navire va battre pavillon français. Si tel était le cas, il pourrait jouir de quotas français et de zones de pêche qui lui sont à présent interdites comme les eaux territoriales françaises.
Cependant, la puissance de l’Annelies Ilena et celle du Joseph Roty II ne sont pas comparables. L’Annelies Ilena est cinq fois plus puissant que son prédécesseur. « Un navire de 145 m de long dont la puissance motrice est de 14400 kW ne peut pas remplacer un navire de 90 m de puissance 2944 kW sans que l’administration française ne lui délivre un permis supplémentaire qui ne profiterait pas aux pratiques vertueuses », explique Laetitia Bisiaux, chargée de projet chez BLOOM.
Une autre question qui se pose est celle des quotas de pêche. En raison de sa plus grande capacité, l’Annelies Ilena va avoir besoin de plus de quotas. La Compagnie des pêches de Saint-Malo devra les demander au “FROM Nord”, l’organisation de producteurs en charge de les distribuer à ses adhérents. Cette répartition est faite de manière totalement opaque (8). Mais obtenir ces quotas supplémentaires ne devrait pas poser de grandes difficultés : le président du FROM Nord n’est autre que Florian Soisson, également directeur général de la Compagnie des pêches Saint-Malo. Hasard du calendrier ou non, Florian Soisson est aussi quatrième vice-président du Comité national des pêches et des élevages marins (CNPMEM) depuis décembre 2023. Ainsi, les industriels ont verrouillé le système et la représentation du secteur de la pêche pour défendre leurs propres intérêts et s’attribuer les quotas.
NOTES
(1) La Compagnie des pêches de Saint-Malo est détenue à 50 % par l’armement britannique UK Fisheries, elle-même propriété du néerlandais Parlevliet & Van der Plas (et l’islandais Samherji).
(2) Voir l’article de BLOOM : Non, le groupe RENEW n’est pas le champion de l’écologie. Stéphane Séjourné a publié sur Instagram : “Nous soutiendrons aussi avec des nombreux collègues de la délégation @Ensemble_UE l’exclusion des navires de +25m des eaux côtières”.
(3) https://britishseafishing.co.uk/atlantic-dawn-the-ship-from-hell/
(5) https://www.pelagicfish.eu/fishing/
(6) https://www.quotenet.nl/zakelijk/a42756145/vermogen-parlevliet-van-der-plas-katwijk-winst-2021/
(7) Communiqué publié sur Facebook le 21 décembre 2023
(8) BLOOM attaque en justice l’opacité des quotas de pêche en 2023 : BLOOM attaque en justice pour obtenir la transparence sur les quotas de pêche.