16 janvier 2025
Après plus d’une année de recherche menée conjointement avec la Deep Sea Conservation Coalition (DSCC) et l’ONG Marine Conservation Institute, BLOOM révèle aujourd’hui, dans une étude inédite publiée dans la prestigieuse revue scientifique Science Advances (1), plus de 400 cas de fraudes massives de navires espagnols, portugais et français qui continuent de pêcher allègrement dans des zones qui leur sont pourtant interdites en raison de l’extrême fragilité des écosystèmes. En effet, deux règlementations européennes cruciales, obtenues de haute lutte par BLOOM et la DSCC après des années de campagne, permettent de protéger les profondeurs de l’océan : le règlement « pêche profonde », adopté en décembre 2016, qui interdit le chalutage de fond au-delà de 800 mètres de profondeur dans les eaux de l’Atlantique Nord-Est (2), et la fermeture en novembre 2022 de 87 zones situées entre 400 et 800 mètres de profondeur de façon à protéger des écosystèmes marins particulièrement vulnérables et riches en biodiversité.
Dans les deux cas, notre analyse des données satellite révèle une fraude massive dans ces zones interdites à la pêche : environ 3500 heures de pêche avec des engins de fond ont eu lieu dans les zones protégées entre 400 et 800 mètres depuis leur fermeture, alors que ce chiffre devrait être de zéro. D’autre part, nos travaux scientifiques ont permis d’établir que 19 200 heures de chalutage de fond avaient eu lieu au-delà de 800 mètres en deux ans (de novembre 2021 à octobre 2023).
Ce qu’impliquent concrètement ces infractions manifestes et délibérées à la loi, c’est la destruction silencieuse, loin de nos regards et de nos consciences, des écosystèmes marins les plus fragiles, abritant des coraux multimillénaires et des espèces extrêmement longévives et vulnérables telles que les requins profonds, les éponges délicates ou les poulpes à oreilles.
Aujourd’hui, BLOOM porte plainte auprès de la Commission européenne contre la France, l’Espagne et le Portugal pour avoir échoué à contrôler leurs flottes de pêche.
Ce sont des gouttes dans l’océan, mais c’est déjà trop pour les pêcheurs industriels. Les 87 zones fermées à la pêche par la Commission européenne en novembre 2022 ne représentent que 16 000 km2, des points à peine perceptibles sur une carte, mais respecter la protection de ces « écosystèmes marins vulnérables » (EMV) des impacts destructeurs des navires, notamment des chaluts de fond traînés et lestés, semble décidément la mer à boire pour les industriels de la pêche.
Notre analyse des données satellite des flottes de pêche européennes met en lumière un phénomène de fraude massive : 306 navires ont été identifiés en activité de pêche dans les zones fermées pour la protection des écosystèmes marins vulnérables (EMV) ainsi que 152 chalutiers de fond pêchant au-delà de 800 mètres de profondeur (3).
L’analyse ne prend en compte que les navires européens de plus de 15 mètres de longueur pour lesquels les instruments de géolocalisation (AIS) sont obligatoires.
Une analyse détaillée révèle des profils de fraudeurs acharnés : 59 « super fraudeurs » (4)
-> Voir le tableau de l’ensemble des « super fraudeurs » en annexe
Mais ces chiffres cachent une réalité bien plus grave. En effet, les données exprimées en heures de pêche ne permettent pas de rendre compte de l’impact environnemental pourtant incomparable entre par exemple un caseyeur de 15 mètres (qui pose des casiers inertes) et un méga-chalutier industriel de plus de 80 mètres déployant des filets lestés et tractés sur les fonds marins. Une heure de pêche d’un caseyeur produit un impact sur le milieu marin des centaines de fois inférieur à une heure de pêche de chalutage de fond (5), l’une des méthodes les plus destructrices au monde.
Parmi ces « super destructeurs » de l’océan, impliqués dans des activités illicites, on relève notamment la présence du LODAIRO, un chalutier de fond de 86 mètres de long, propriété de l’entreprise espagnole Pesquera Ancora, dont le directeur général, Iván López van der Veen, est également président de l’Alliance pour la pêche de fond (EBFA), le principal lobby européen de défense du chalut. Son navire a passé plus de 30 heures dans des écosystèmes vulnérables dans l’année suivant leur fermeture à la pêche et plus de 470 heures au-delà de 800 mètres de profondeur. Ces actes en disent long sur le sentiment d’impunité dont jouissent les industriels de la pêche.
Côté français, on retrouve certains des plus gros chalutiers, tels que le JEAN-CLAUDE COULON II (46m de longueur) appartenant à la flotte du groupe d’Intermarché la Scapêche, qui a pêché plus de 58 heures au-delà de 800 mètres de profondeur. Rappelons qu’Intermarché a été l’opposant principal à l’interdiction de la pêche profonde pendant des années et a mené une campagne de lobbying antiécologique acharnée à Bruxelles comme à Paris.
D’autres armements, notamment bretons et basques, ne sont pas en reste, tels que l’armement breton La Houle, dont sept chalutiers ont cumulé plus de 254 heures de pêche au-delà de 800 mètres, ou l’armement Bigouden qui, pour un seul navire, atteint plus de 284 heures dans les mêmes zones.
Ces heures de pêche déjà conséquentes deviennent effrayantes lorsqu’elles sont mises en perspective de la destructivité du chalutage de fond et du gigantisme de certains navires comme le JEAN-CLAUDE COULON II ou le LODAIRO.
Il aura fallu quatre ans de plus que ce que prévoyait la règlementation pour que la Commission européenne procède enfin aux fermetures de ces écosystèmes spectaculairement riches et fragiles, identifiés par les chercheurs comme des zones à protéger en priorité. Mais c’était compter sans le lobbying féroce des armateurs de la pêche industrielle qui ont déployé, avec le soutien proactif de leurs États, une véritable stratégie de résistance pour éviter puis retarder au maximum cette mesure environnementale élémentaire. Notre étude révèle désormais que les navires industriels fraudent en parfaite connaissance de cause et en toute impunité grâce à la complicité des pouvoirs publics qui décident de fermer les yeux lorsque ceux-ci enfreignent la loi en pêchant sur des écosystèmes vulnérables situés entre 400 et 800 mètres de profondeur ou en chalutant dans les zones situées au-delà de 800 mètres.
Pour rappel, la France et l’Espagne ont été les principales forces d’opposition politique à une règlementation européenne interdisant le chalutage en eaux profondes. Il a fallu la campagne citoyenne tonitruante de BLOOM contre les flottes d’Intermarché pour que François Hollande lâche son soutien à la pêche profonde au moment de la COP21 à Paris en 2015 et que le règlement « pêche profonde » soit enfin adopté en Europe. Cette alliance néfaste entre gouvernements, science d’État et lobbies industriels a repris du service pour s’opposer de nouveau à la fermeture des écosystèmes remarquables à la pêche : alors que le règlement européen prévoyait la création de zones protégées dès 2018, la France et l’Espagne ont gagné du temps en n’envoyant pas les données indispensables à l‘identification des écosystèmes vulnérables. Ce stratagème dilatoire s’est avéré efficace : les flottes industrielles ont gagné quatre années d’exploitation destructrice supplémentaires, et au lieu d’être protégé dès 2018, le patrimoine commun de la biodiversité marine n’a pas connu de répit jusqu’en novembre 2022. Lorsqu’enfin, la Commission européenne a procédé à la fermeture des zones à la pêche, l’Espagne a immédiatement attaqué sa décision devant la Cour de justice de l’Union européenne.
Notre analyse révèle aujourd’hui que le soutien des États aux flottes les plus destructrices déployant leurs engins de pêche en profondeur s’est prolongé sous la forme de complaisance implicite : alors qu’il incombe aux États de contrôler leurs flottes de pêche, la France, l’Espagne et le Portugal ont délibérément choisi de fermer les yeux sur les agissements des flottes profondes ciblant intentionnellement ces zones protégées et violant ainsi sciemment les réglementations tout en infligeant de graves dommages à des écosystèmes sensibles. « Les incursions fréquentes en bordure des zones de protection ou de l’isobathe de 800 mètres de profondeur montrent que le secteur est tout à fait conscient des réglementations mais qu’il les enfreint délibérément » commente Frédéric Le Manach, directeur scientifique de BLOOM. « Les conséquences pour la biodiversité, le piégeage du carbone et le rôle de régulateur climatique de l’océan sont désastreuses ».
L’impunité des industriels n’est pas une impression mais bien une réalité objective : l’État français ne contrôle absolument pas les zones de pêche de ces navires, comme en atteste le site internet du Centre national de surveillance des pêches, qui ne surveille qu’un type d’infraction : le chalutage dans les eaux côtières6.
Cette nouvelle étude intervient à un moment crucial, alors que la communauté internationale se prépare à la Conférence des Nations unies sur les océans (UNOC) qui se tiendra en juin prochain à Nice. Alors qu’Emmanuel Macron continue de présenter la France comme « championne de l’océan », cette étude montre l’urgence à protéger réellement les zones protégées et à effectuer une surveillance systématique de l’ensemble des navires de pêche pour mettre fin aux activités frauduleuses.
Natasha Mallet, chercheuse chez BLOOM et co-autrice de l’étude, concluait : « les preuves sont claires : les réglementations fonctionnent, mais seulement lorsqu’elles sont correctement appliquées. Nous encourageons vivement la Commission européenne à fermer plus de zones à la pêche pour protéger les écosystèmes les plus fragiles, ainsi que les États membres de l’UE à cesser de toute urgence leur compromission avec les pêcheurs industriels et à renforcer la surveillance, à adopter des sanctions sévères et veiller à ce qu’aucun navire n’échappe à l’obligation de rendre des comptes. C’est une question de respect de la législation, mais aussi de préservation des océans pour les générations futures. Rien ne justifie la poursuite de leur destruction ».
En tant que pays hôte, la France a une occasion unique d’être le fer de lance des efforts visant à protéger les écosystèmes marins à l’échelle mondiale face à l’exploitation continue de l’un des écosystèmes les plus fragiles et les plus irremplaçables de la planète.
En utilisant les données du système d’identification automatique (automatic identification system ; AIS), nous avons suivi les activités de pêche des navires européens au cours de l’année qui a suivi la fermeture historique de 87 zones abritant des écosystèmes marins vulnérables (EMV) par l’UE en novembre 2022. Nous avons par ailleurs regardé, sur la même année et la précédente, les activités de pêche au-delà de 800 mètres de profondeur, une zone interdite aux chalutiers de fond depuis janvier 2017. Les résultats sont à la fois encourageants et préoccupants :
(1) Victorero et al. (2025) Tracking bottom-fishing activities in protected vulnerable marine ecosystem areas and below 800-m depth in European Union waters. Science Advances. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.1126/sciadv.adp4353
(2) Règlement (UE) 2016/2336 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2016.
(3) Une partie des chalutiers pêchant au-delà de 800 mètres font partie des navires enfreignant les mesures de protection des écosystèmes compris entre 400 et 800 mètres, c’est pourquoi les chiffres des deux catégories ne peuvent pas simplement s’additionner.
(4) Six navires sont en commun parmi les 33 et 32 navires incriminés, d’où un total qui ne correspond pas à la somme des deux.
(5) L’Institut Agro a notamment montré dans un rapport publié en janvier 2024 que l’abrasion des fonds marins causée par les fileyeurs, caseyeurs et ligneurs/palangriers était 480 fois plus faible que celle causée par les chalutiers de fond, senneurs démersaux et dragueurs. Les chercheurs ont estimé que les fileyeurs, caseyeurs et ligneurs/palangriers étaient responsables de 0,2% des 600 000 km2 abrasés par les navires français chaque année, alors que les chalutiers de fond, senneurs démersaux et dragueurs étaient responsables de 96%. Étude disponible à : https://halieutique.institut-agro.fr/files/fichiers/pdf/performances.pdf (tableau 10).
(6) Le Centre national de surveillance des pêches surveille uniquement le chalutage dans la zone des 3 milles nautiques pour les navires français ou dans la zone des 12 milles nautiques pour les navires non-français : https://monitorfish.readthedocs.io/en/latest/alerts.html
Crédit image : Pierre Gleizes
15 septembre 2022
Cela aura pris quatre années de plus que prévu, mais la Commission européenne l’a fait : par acte d’exécution inscrit au Règlement encadrant les pêches profondes en Europe – Règlement n°2016/2336(1) – sur lequel BLOOM s’est battu pendant près de sept ans, la Commission annonce aujourd’hui (2) la fermeture à tous les engins de pêche entrant en contact avec le fond 87 zones abritant des écosystèmes marins vulnérables dans l’Atlantique au large des côtes de l’Irlande, de la France, du Portugal et de l’Espagne, au-delà de 400 m de profondeur.
11 décembre 2023
Alors que les négociations entre les États membres pour les quotas de pêche de l’année 2024 viennent de se conclure ce lundi 11 décembre, BLOOM a saisi le Tribunal administratif de Paris pour obtenir les plans de gestion établis par les organisations de producteurs (1). Ces documents détaillent les règles de répartition entre les pêcheurs au sein d’organisations de producteurs et, en fin de compte, permettent de comprendre qui récupère réellement les possibilités de pêche. Bien qu’approuvées par le Ministère, ces informations indispensables à l’analyse de la gestion des pêches restent toujours inaccessibles.
26 mars 2024
En démontrant que les méthodes de pêche les plus destructrices, comme le chalutage de fond, sévissent quotidiennement dans les aires marines supposément protégées d’Europe, BLOOM publie une étude scientifique majeure qui met en lumière le chemin qu’il reste à parcourir à l’Union européenne pour atteindre ses objectifs de protection et de restauration des écosystèmes marins.