03 mai 2016
BLOOM a suivi à Bruxelles et en France la tournée de conférences de Ray Hilborn, un scientifique des pêches américain basé à l’Université de Washington à Seattle. Brillantes par le passé, ses recherches ont dérivé depuis plusieurs années vers un négationnisme récurrent de la surpêche dans le monde.[1]
L’équipe de Ray Hilborn attaque systématiquement les publications influentes qui pointent du doigt la surexploitation de l’océan et la dégradation des habitats marins. Les positions de Ray Hilborn font fidèlement écho aux propos outranciers et faux que les grands lobbies de la pêche industrielle promeuvent pour amoindrir le bilan inquiétant de la surpêche dans le monde et perpétrer leurs méfaits.
Rien d’étonnant à cela : Ray Hilborn a reconnu le 4 mai à la Maison de la Chimie à Paris, devant un parterre de Parlementaires, de représentants de la pêche industrielle et de membres du gouvernement, que sa recherche était en partie financée par les plus gros industriels de la pêche. Selon Hilborn, 10% de ses financements viendraient ainsi des magnats industriels (il n’a toutefois précisé ni l’année de référence ni les montants).
Malheureusement, ni Ray Hilborn ni France Filière Pêche[2] ne répondent de manière satisfaisante aux multiples questions posées par BLOOM, notamment sur les financements privés qu’a touchés M. Hilborn en tant que consultant des grandes compagnies industrielles dont il a cité quelques noms (Sealords, Sanfords). En effet, BLOOM attend toujours un bilan complet par voie écrite de la part de France Filière Pêche et ne saurait se contenter d’éléments fournis à l’oral, comme France Filière Pêche le propose à BLOOM dans sa réponse ici.
Il fallait une caution scientifique à ceux dont la position est de faire écho aux lobbies industriels au mépris de la production scientifique mondiale. Avec Ray Hilborn, les industriels et les élus qui leur sont fidèles ont trouvé leur alibi scientifique.
Cette situation n’est pas sans rappeler celle qui a vu une poignée de climatosceptiques tels que Claude Allègre ou Willie Soon s’opposer à l’ensemble des conclusions du GIEC sur le changement climatique. Bis repetita. Ça s’est mal terminé pour les climatosceptiques et c’est bien là le seul message d’espoir que BLOOM peut envoyer aujourd’hui aux citoyens écoeurés de voir à quel point les lobbies industriels et leurs cautions en blouse blanche insultent les règles déontologiques de la vie publique et réussissent à influencer les médias : espérer que le temps fasse son oeuvre et dévoile l’étendue de l’imposture intellectuelle et financière de ces quelques individus qui portent une responsabilité lourde dans l’inexorable marche du monde vers une rupture des systèmes naturels et humains.
Sur cette page, nous compilons les contradictions les plus flagrantes et les données erronées ou scandaleuses des discours de Ray Hilborn et des autres intervenants qui ont participé au cycle de conférences. Pour rappel, France Filière Pêche a conduit cette tournée dans des endroits stratégiques tels que le Parlement européen le 27 avril, Lorient le 2 mai, l’Institut océanographique à Paris le 3 mai et la Maison de la chimie en face de l’Assemblée nationale le 4 mai 2016.
Lors des conférences au Parlement européen à Bruxelles (27 avril) et à la Maison de la Chimie à Paris (4 mai), Ray Hilborn a tenu à démontrer aux représentants de la pêche industrielle (CNPMEM, CRPMEM…) et leurs lobbies (Europêche, Cepesca, Blue Fish…) et aux élus qu’il existait un « mythe de la surpêche ».
Pour lui, ces mythes sont les suivants :
1) les stocks seraient en déclin au niveau mondial,
2) la plupart des pêcheries seraient gérées de manière non durable,
3) l’acte de pêche détruirait l’environnement,
4) le meilleur moyen de protéger l’océan serait de fermer des zones à la pêche (aires marines protégées).
Les "mythes" et "réalités" de Ray Hilborn, Maison de la chimie, Paris (4 mai 2016)
Pour démonter ces « mythes », Ray Hilborn se repose sur le dernier papier qu’il a co-écrit, dans lequel la Figure 4 montre pourtant bien que si rien n’est fait, l’abondance des ressources marines ainsi que leurs captures et valeurs vont continuer de diminuer…
En outre, il utilise plusieurs fois lors de ses conférences une figure tirée d’un papier qu’il a co-écrit en 2009 et qui montre que si l’on veut maximiser nos captures de poissons année après année, il faudra se faire à l’idée que près de la moitié des stocks de poissons se seront effondrés !
L’objectif de Ray Hilborn était de montrer que les stocks ne sont pas en déclin et que certaines pêcheries se portent bien (selon lui c’est le cas de l’Australie, la Norvège, le Pacifique, l’Afrique du Sud, l’Alaska et la côte ouest des USA.) Il a pourtant reconnu que la situation était mauvaise en Amérique du Sud, au Canada (Est et Ouest), en Russie, au Japon et en Atlantique (où il note une amélioration). D’autres régions semblent avoir un effort de pêche « durable » mais avec une nette dégradation : c’est le cas de l’Océan Indien et de la Nouvelle-Zélande.
En se contredisant à plusieurs reprises, Ray Hilborn confirme donc lui-même la réalité de la surexploitation des ressources marines ! Son discours est d’autant plus faux que l’Afrique n’y est jamais prise en compte (à part l’Afrique du Sud, dont les ressources marines sont très bien gérées), ce qu’il explique par l’absence d’évaluations scientifiques. Il reconnait cependant que les ressources marines africaines sont très certainement en mauvais état, notamment à cause des Européens, Chinois et Russes qui y pêchent allègrement.
Ray Hilborn fait partie du comité scientifique de Trawling Practices, un groupe de travail « largement financé par des fondations américaines, des gouvernements et un petit peu par les industries de la pêche » selon ses mots. A l’aide de cartes de la Mer du Nord et de la Mer de Bering, Ray Hilborn montre que seules quelques zones sont chalutées intensivement (jusqu’à 20 fois par an) et que, donc, l’impact du chalutage de fond est marginal. Le problème avec cet argument – et il le reconnait lui-même quelques minutes plus tard – c’est que les pêcheurs savent ce qu’ils font et vont donc pêcher dans les zones les plus productives ! L’impact du chalutage de fond est de ce fait terriblement élevé dans les zones les plus poissonneuses des océans !
Pour justifier ses propos, Ray Hilborn tente également à plusieurs reprises un parallèle extrêmement douteux avec l’agriculture. Il voit la pêche comme un devoir et le poisson comme une commodité : modifier dramatiquement le milieu marin est une bonne chose si cela permet de garder une ou deux espèces extrêmement productives, à la manière de l’agriculture intensive mono-spécifique. Pour reprendre ses propres mots à Bruxelles : « un poisson mort est un poisson mort, peut importe qu’il soit pêché par une super-chalutier de 130m de long ou 1 000 pêcheurs artisans« .
La comparaison avec l’agriculture n’est pas valide car les agriculteurs ont sélectionné les plantes pendant des milliers d’années, ils ensemencent et fertilisent leurs terres. Rien de tout cela n’est vrai dans la pêche, qui est une activité de cueillette d’une ressource sauvage, ce qu’il conviendrait de garder à l’esprit (et ce qui lui a été rappelé lors de sa deuxième conférence à l’Agrocampus de Rennes).
Lors de la dernière conférence, le 4 mai, Annick Billon, Sénatrice UDI de la Vendée, co-présidente du groupe Mer et Littoral au Sénat, clôture l’évènement en faisant l’éloge de Ray Hilborn, le chercheur joker des industriels de la pêche : « Ray Hilborn, scientifique reconnu, vos propos nuancés appellent à moins de pessimisme. Vous le confirmez, les efforts des marins pêcheurs donnent des résultats visibles. Les politiques mises en place de contrôle et de réduction des pêcheries renforcent les stocks halieutiques. Ainsi, le mythe de la surexploitation permanente des mers et océans tombe« .
Même son de cloche du côté des représentants de la pêche industrielle, Gérard Romiti et Olivier Le Nézet en tête. Selon eux, cette vision de la pêche « fait du bien », face à la vision extrêmement négative de certaines ONG environnementalistes. Malheureusement, leur vision est complètement biaisée : oui, les efforts du secteur donnent des résultats concrets et tout le monde doit s’en féliciter, mais le chemin est encore long avant de reconstituer les stocks de poissons et l’intégrité des habitats marins, ainsi que la santé économique du secteur. Pour prendre une mesure objective de l’état des stocks, lire impérativement les travaux récents de l’Association française d’halieutique, un travail sans parti-pris puisque les chercheurs prennent en compte l’ensemble des données disponibles sans en éliminer certaines composantes. C’est une toute autre histoire scientifique qui y est décrite.
Assurer que la surpêche est un « mythe qui tombe » est désolant et dangereux. Choisir de ne retenir qu’une vision biaisée aux dépends de l’ensemble des productions de la communauté scientifique halieutique est irresponsable.
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Quelques autres perles ont également été proférées lors de cette série de conférences :
Lors de la conférence du 3 mai à la maison des océans, Pascal Le Floc’h (maître de conférence UMR AMURE, Centre de droit et d’économie de la mer) présente de manière positive une aide d’État qui a pourtant été jugée incompatible avec le marché commun.
Pour rappel, le FPAP (Fonds de Prévention des Aléas de la Pêche) a été créé en avril 2004 pour aider les entreprises de pêche à faire face à la hausse du prix du carburant. Cette mesure a été considérée illégale par la Commission européenne et a pris fin début 2007. Le 20 mai 2008, la Commission européenne exige que les entreprises, et non l’Etat, remboursent les 87 millions d’aides qui furent allouées au cours des trois années. Les entreprises ont donc bénéficié de cette aide sur leurs exercices de 2004 à 2006. Assurer, comme le fait Pascal Le Floc’h, que cette aide a été « efficace » pour neutraliser la hausse du coût du gasoil est une aberration ! En raison des remboursements du FPAP, des armements industriels comme Euronor ou Dhellemmes se sont retrouvés exsangues et ont dû réorganiser leur capital ou le céder à des investisseurs (étrangers dans le cas d’Euronor.) De tels propos adoubent la pratique des subventions aux méthodes de pêche des arts « traînants », les plus énergivores et les plus impactantes, et cherchent à conforter le modèle français de la pêche même si celui-ci est mis en cause par tous les observateurs extérieurs, y compris le gouvernement lui-même : voir le Rapport Poséidon du Secrétariat Général Mer de Matignon dès 2006 qui écrit noir sur blanc :
« Le haut niveau d’aides publiques pour ce « petit » secteur conduit naturellement à s’interroger sur la pertinence de le maintenir : plus de 800 millions d’euros en intégrant les soutiens sociaux, plus si l’on intègre les aides conjoncturelles liées à la hausse du gazole à comparer au 1,1 milliard de chiffre d’affaires à la première vente en 2004. D’autres pays européens ont fait le choix de l’abandon du secteur (…). Divers rapports (OCDE par exemple) notent l’effet pervers des soutiens pérennes. L’épuisement des marges de manœuvre pour préserver emploi et compétitivité laisse entrevoir une inexorable érosion des activités dans le secteur, évolution génératrice de conflits sociaux. Certains choix techniques privilégiés en France (chalutage) deviennent handicapants avec la hausse du prix de l’énergie. (…) Ce constat devrait être l’opportunité de travail, de recherche, d’innovation et de modification des pratiques pour des engins adaptés aux nouvelles contraintes : économie d’énergie, limitation forte des impacts sur le milieu et les prises accessoires, voire sélectivité accrue. »
Le rapport Poséidon du SG Mer conclut ainsi :
« Des questions restent à résoudre :
Ce rapport reconnaît ainsi en toute franchise la difficulté politique du « dossier » de transformation des pêches. « Une véritable politique européenne des pêches doit donc être plus volontariste, elle requiert des choix difficiles à assumer par les États, car bien au-delà de leurs intérêts immédiats. »
Titre de l’intervention : « Trajectoire des pêches maritimes françaises »
Lors de cette même soirée, certains propos de Serge Michel Garcia nous ont profondément choqués. Serge Michel Garcia est président du groupe Pêche de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) pour la gestion des écosystèmes et ancien directeur du département des pêches à la FAO.
Au moment des échanges avec le public, sa réponse à une intervention a été ahurissante. Il a fait part d’un point de vue néo-colonialiste, négligeant la notion de sécurité alimentaire dans les pays en développement :
Question : « Est-ce que le travail pédagogique auprès du grand public et des consommateurs ne serait pas un des outils disponibles pour permettre effectivement un travail auprès de … une progression de la qualité des prises par rapport au milieu naturel ? Le travail de pavillon France ces dernières années pour informer le grand public en déployant des outils de communication et d’information pédagogique auprès des consommateurs dans les grandes surfaces sont un premier pas vers cette information du public pour l’aider à mettre dans son assiette des produits marins soutenables et venant de façon proche de son lieu de consommation si possible. »
Serge Michel Garcia : « Je vais faire une réponse un peu désagréable qui m’a déjà causé des ennuis dans le passé, mais je la fais quand même. Pour moi, ce système fonctionne si l’on parle de poisson qui est capturé localement par des pêcheurs locaux et vendu dans les marchés locaux, où on peut faire un lien direct entre le poisson, la manière dont il est pris et ce que je mets dans mon assiette. Ce que j’ai déjà dit plusieurs fois c’est que par exemple les Sénégalais dans le temps mettaient tous du mérou dans leur riz. Il n’y a plus de mérou dans le riz du Sénégal parce que tout le mérou est mangé en Europe. Si vous arrêtez de manger du mérou, les Sénégalais seront ravis parce qu’ils pourront enfin manger du mérou mais pour le mérou je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne solution. Si les pays riches arrêtent de manger du poisson, il faut bien penser que vous avez à peu près 100 fois plus de monde qui aimerait bien manger du poisson, qui n’en mangent pas aujourd’hui. Donc c’est une très bonne action au niveau individuel, on a la conscience d’avoir fait quelque chose de bien et d’avoir agi mais au niveau global ce n’est pas sûr que, dans tous les cas, l’effet soit aussi positif qu’on croit pour la ressource parce que les consommateurs potentiels sont très élevés et qu’ils demandent donc à consommer ce que nous, nous ne voulons pas manger ».
L’équipe de BLOOM, bouleversée par ce cynisme, a décidé de ne pas chercher à qualifier de tels propos car ils mériteraient une actu à part entière. En revanche, cela indique qu’il est URGENT que les grandes instances internationales comme l’UICN ou la FAO prennent une dimension humaniste et intègrent à leur schéma de réflexion le facteur de la sécurité alimentaire.
Lire l’actu de BLOOM sur la façon dont les lobbies s’y prennent pour défendre leurs positions indéfendables.
Lire l’article du Monde datant de 2009 : « Les pêcheurs vont devoir rembourser des aides perçues illégalement »
[1] Son blog personnel ainsi qu’un autre auquel il contribue sont représentatifs de ses positions.
[2] France Filière Pêche organisait cette tournée de conférences. Il s’agit d’une association créée en mars 2010 en concertation avec la grande distribution française, par le truchement de la Fédération du commerce et de la distribution (regroupant notamment Carrefour, Casino, Auchan, Système U et Metro), d’Intermarché et de Leclerc (www.francefilierepeche.fr/organisation-et-missions. Elle a pour but de remplacer la « taxe poisson », qui avait été décrétée autoritairement par le ministre de l’Agriculture et de la Pêche de l’époque, Michel Barnier, afin de financer les subventions promises à la pêche française alors en difficulté en raison de la hausse des prix du gasoil (http://bit.ly/1SZfG4W).