Parmi toutes les méthodes de pêche ciblant des espèces vivant en profondeur (chalutage, filets maillants et palangres), le chalutage est celle qui a été la plus étudiée, aussi bien quantitativement que qualitativement.
En 1914, Alvin Burton Alexander et ses collègues furent parmi les premiers à étudier l’impact du chalut sur les fonds marins. Ils conclurent que « les chaluts à panneaux ne perturbent pas sérieusement le fond sur lequel ils sont pêchés et ne le privent pas matériellement des organismes qui servent directement et indirectement de nourriture aux poissons commerciaux ».
Ces propos montrent à quel point les chercheurs sont, au moins jusqu’à la moitié du XXème siècle, encore sous l’emprise du mythe de l’inépuisabilité des ressources marines. Mythe que résume cette phrase célèbre prononcée par le biologiste britannique Thomas Huxley en 1883 : «Je crois donc que la pêche à la morue, au hareng, à la sardine, au maquereau, et probablement toutes les grandes pêcheries maritimes, sont inépuisables, c’est-à-dire que rien de ce que nous faisons n’affecte sérieusement le nombre des poissons».
Depuis, les méthodes de recherche se sont améliorées mais elles ne se préoccupent réellement des impacts de la pêche qu’à partir des années 1970, au moment où les pêcheries de la Nouvelle Angleterre ou celles de la Mer du Nord (hareng) se sont effondrées. Le professeur Les Watling de l’université de Hawaii indique qu’il existe actuellement environ 250 études démontrant l’impact du chalutage sur les habitats, les espèces et la structure des communautés contre une poignée d’analyses montrant que cet impact peut être acceptable dans certaines circonstances. Par exemple, dans un contexte de perturbation naturelle très élevée, ajouter la pression du chalut à celle de l’environnement ne fait pas de grande différence, « mais ces lieux sont très rares » précise Les Watling.
Le paradigme des profondeurs dépourvues de vie était encore bien ancré dans les mentalités, y compris celles des chercheurs, dans les années 1980. Les découvertes de quantités phénoménales d’empereurs sur les pentes de monts sous-marins par des pêcheurs néo-zélandais et australiens au début des années 1980 ont pris par surprise les biologistes profonds, qui ne connaissaient pas l’existence de ces abondances et quasiment pas les espèces elles-mêmes. Une décennie plus tôt, les 900 000 tonnes de « têtes casquées » (Pseudopentaceros wheeleri, pelagic armorhead) capturées par les chalutiers soviétiques et japonais sur les monts sous-marins du Pacifique Nord étaient passées quasiment inaperçues. Les halieutes occidentaux et les biologistes profonds ont échoué à anticiper l’ampleur des pêcheries profondes. C’est dans ce contexte d’immense retard de la science sur les pratiques d’exploitation que les pêcheries profondes industrielles ont émergé dans le monde.
Aujourd’hui, les études scientifiques produites depuis plus de deux décennies ainsi que le schéma d’effondrement en série des stocks de poissons profonds et l’empreinte écologique substantielle de ces pêcheries ont contribué à en faire un sujet brûlant de l’actualité scientifique, politique et diplomatique.
Il existe un minimum de 70 articles publiés dans des revues à comité de lecture qui mentionnent explicitement la destructivité des chaluts profonds.
Aucune référence dans la littérature scientifique ne tente, même timidement, d’établir que le chalut profond est une méthode de pêche durable ou acceptable du point de vue du respect des écosystèmes, des habitats ou des espèces qui les composent.
Le bilan 2010 de l’échantillonnage fait à bord des navires de pêche par des observateurs scientifiques montre ainsi la nature peu respectueuse de l’écosystème des pêches profondes :
La pêche chalutière en eaux profondes est considérée par les chercheurs comme l’une des méthodes de pêche les plus destructrices qui existent actuellement. Un grand nombre de publications scientifiques a établi que le chalutage profond imposait un coût environnemental extrêmement élevé aux habitats océaniques profonds, particulièrement peu résilients et de ce fait vulnérables aux perturbations humaines, ainsi qu’aux espèces ciblées et non ciblées par les navires de pêche.
L’avis du conseil européen (2010) 1 Bruxelles, le 6.10.2010 COM(2010) 545 final. RÈGLEMENT DU CONSEIL établissant, pour 2011 et 2012, les possibilités de pêche ouvertes aux navires de l’UE pour certains stocks de poissons d’eau profonde
“Pour tous les stocks faisant l’objet de la présente proposition (d’eau profonde), on ne dispose pas de données suffisantes permettant de démontrer la durabilité des pêcheries.”
« Les informations disponibles sur les stocks d’eau profonde ne permettent pas aux scientifiques d’évaluer complètement l’état des stocks en ce qui concerne la taille de la population et la mortalité par pêche. »
Les avis de la Commission européenne (2012)
La Commission européenne publie ses recommandations pour les opportunités de pêche d’espèces profondes pour 2013-2014
La Commission européenne a publié en juin 2012 une Communication officielle à l’adresse du Conseil des ministres européens (COM(2012) 278 final) dans laquelle elle fait le bilan de l’état dégradé des stocks de poissons des eaux européennes, avec seulement 22% de stocks de poissons non surexploités :
« Il est préoccupant que 65 % des stocks situés dans les eaux européennes ne soient pas entièrement évalués et que seuls 22 % des stocks pour lesquels des TAC ont été fixés ne fassent pas l’objet de surpêche. »
« De plus, ces dernières années, le pourcentage de stocks que l’on peut classer au regard des limites biologiques de sécurité n’a cessé de baisser (de 47 % en 2003 à 35 % en 2012). »
En ce qui concerne les espèces profondes (chapitre 7) :
« Un grand nombre de stocks d’eau profonde est dans un état préoccupant. Les stocks d’hoplostète rouge, de certains requins des grands fonds, de dorade rose dans le golfe de Gascogne ainsi que de grenadier de roche sont épuisés. Pour la plupart des stocks, les avis formulés préconisent de réduire la pêche ou d’en interdire toute augmentation, à moins que la durabilité des pêcheries ne soit établie. En ce qui concerne les espèces à croissance plus rapide telles que le brosme, la lingue franche, la lingue bleue, la dorade rose et le sabre noir, il pourrait se révéler possible de déterminer des points de référence permettant une gestion des stocks durable à long terme, mais ces points de référence ne sont pas disponibles pour le moment. »
Pour la période de pêche 2011-2012 (décision du 30 novembre 2010) 2 http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/en/agricult/118091.pdf
Il paraît difficilement imaginable que les articles scientifiques parus dans les revues à comité de lecture ainsi que les avis scientifiques du Conseil International pour l’Exploration de la Mer (chargé de l’évaluation de l’état des stocks de poissons en Europe), ne fassent pas l’objet d’un référentiel consensuel entre les acteurs de la pêche profonde industrielle et les ONG, notamment parce que le CIEM intègre, par le biais des chercheurs de l’IFREMER, les données de pêche des flottes françaises (au moins Euronor et la Scapêche par le biais de l’organisation de producteurs PROMA/PMA, remerciées dans les documents de l’IFREMER). Se référer aux mêmes documents permet d’éviter toute polémique sur la nature, le statut et l’origine des données.
=> Les captures d’espèces profondes ont été évaluées en 2008 puis de nouveau en 2010 par le Conseil International pour l’Exploration de la Mer comme se trouvant à 100% « en dehors des limites de sureté biologique ».
Le sabre noir (Aphanopus Carbo)- Avis scientifiques pour les zones du nord VB, VI, VII, XIIB :
La lingue bleue (Molva dypterygia) – Avis scientifiques pour les zones VB, VI, VII
On y lit en effet que :
Le grenadier de roche (coryphaenoides rupestris) – avis scientifiques pour les zones VB, VI, VII, XIIB
=> Notons que les avis rendus ici pour les trois espèces tient compte des données de captures réalisées par les flottes françaises.
La lingue bleue (Molva dypterygia) – avis scientifiques pour les zones I, II, IIIA, IV, X, VA, XIV
Ce rapport en anglais fait le point sur la gestion désastreuse des pêches profondes en Europe et réunit l’ensemble des avis scientifiques majeurs.
Les avis scientifiques sont le plus souvent ignorés ou rabotés, transformés par l’étage politique de la fusée comme l’appellent les chercheurs. Une étude de l’ONG Oceana portant sur l’application des avis scientifiques du CIEM entre 1986 et 2006 a montré que seuls 22% d’entre eux avaient été suivis.
An ideology is a closed system of beliefs and values that shapes the understanding and behavior of those who believe in it. Ideologies offer absolute certainty and are immune to contradictory evidence. You cannot change the mind of an ideologue, no matter how sharp your critical thinking and no matter how solid your evidence base.
Research Methods for Social Work by Allen Rubin & Earl Babbie, 7th Edition, 2007.
Contrairement à ce que les acteurs de la pêche industrielle tentent de faire croire, il n’existe pas de controverse scientifique au sujet des pêches profondes. Nous ne sommes pas dans une situation de bataille d’études contradictoires. Rien de tel puisqu’il n’existe aucune publication démontrant la durabilité des pêches profondes industrielles.
La seule publication qui ait tenté l’exercice (Hilborn, 2006) a été invalidée car les modèles halieutiques sur lesquels l’article s’appuyait ont mené à des déclins dramatiques des poissons profonds en Nouvelle-Zélande, et ce modèle a donc cessé d’être utilisé par les chercheurs néo-zélandais pour la gestion des pêches.
Sans soutien des faits, des chiffres, des données, il est très difficile pour les industriels de la pêche profonde de justifier leur activité rationnellement. Ils évitent ainsi soigneusement les références scientifiques (mais citent abondamment la publication caduque de Hilborn) et ne semblent éprouver aucune gêne à se référer au rapport de la Mission Pêches Profondes du Grenelle de la Mer (2009/2010) dont BLOOM et les autres ONG ont démissionné en dénonçant avec pertes et fracas l’imposture de l’exercice scientifique et politique.
Le document en question avait été relu par des chercheurs de haut grade scientifique qui avaient sévèrement critiqué sa partialité, son instrumentalisation au service d’objectifs politiques peu discrets et l’absence surprenante de toute référence scientifique, bien que le rapporteur (Alain Biseau) fut chercheur à l’IFREMER. Les critiques des relecteurs furent ignorées, comme le reste de la littérature scientifique contredisant la visée du document. Ce rapport indigne et jetant le discrédit sur tout le processus Grenelle, a été tué dans l’œuf par le gouvernement qui ne lui a accordé aucune existence officielle. Le seul endroit où il est possible d’en trouver copie est sur un blog de pêcheurs.
Le chalutage profond : la méthode de pêche la plus destructrice de l'histoire, déficitaire et pourtant subventionnée