28 juillet 2015
Si vous suggérez au secteur des pêches industrielles une manière de régler la surpêche sans avoir à changer leurs pratiques, il est probable que vous soyez accueillis à bras ouverts. C’est un peu ce que propose le « prélèvement équilibré » (« balanced harvesting » en anglais), une approche de gestion des pêches récemment proposée par quelques chercheurs.
Cette théorie du « prélèvement équilibré » a vu le jour lors d’un atelier de travail organisé en 2010 par le groupe d’experts des pêches de la Commission de gestion des écosystèmes de l’Union internationale de conservation de la nature.[1] Elle a ensuite été publiée dans la revue Science,[2] présentée comme une solution douce à la surpêche qui permettrait l’amélioration des rendements de la pêche tout en minimisant ses impacts sur les écosystèmes et populations de poissons. Cette stratégie consisterait à prélever une petite quantité de toutes les espèces (zooplancton, oiseaux marins et baleines inclus) plutôt qu’une grande quantité d’un nombre limité d’espèces, tout en préservant les proportions et les relations entre les espèces. Les partisans de cette approche mettent en avant qu’en procédant de cette manière, la pression de pêche s’exercerait non plus seulement sur les gros individus mais serait répartie sur l’ensemble du réseau trophique (défini comme l’ensemble des relations prédateurs-proies entre espèces). Malgré son aspect séduisant, cette théorie vient cependant d’être annihilée par une équipe internationale de chercheurs, qui a démontré les faiblesses des bases scientifiques et modèles utilisés dans cette approche.[3]
D’entrée, les auteurs de cette nouvelle étude montrent que la théorie du « prélèvement équilibré » ignore le corpus scientifique pourtant reconnu de dynamique des populations de poissons. Les scientifiques en faveur de cette théorie attribuent le déclin de la biomasse des populations de poissons ainsi que la diminution en âge et en taille de ses individus au fait que l’on pêche surtout les gros individus. Pour le chercheur Rainer Froese et ses collègues, cette interprétation ignore pourtant les conséquences logiques (et avérées) de la pêche : une augmentation excessive de la pression de pêche sur une population implique une probabilité plus faible pour chaque individu d’atteindre sa taille adulte. En résumé, ce n’est pas le fait d’avoir trop pêché de gros poissons qui fait que les poissons capturés sont de plus en plus petits et matures de plus en plus tôt, mais bien le fait de trop pêcher tout court.
Les auteurs s’appuient ensuite sur plusieurs études de cas illustrant comment de fortes augmentations de l’effort de pêche ont engendré le déclin des stocks de poissons, même dans des pêcheries qui existaient depuis plusieurs centaines, voire milliers, d’années. Ainsi, la morue au large des Iles Lofoten (Norvège) a été pêchée de manière optimale pendant près de 1 000 ans avant de s’effondrer dans les années 1930 lorsque l’effort de pêche a augmenté et que toutes les classes d’âge ont été ciblées « à leur plus haut niveau de productivité », c’est-à-dire selon les codes du « prélèvement raisonné ». Les auteurs rappellent également que la protection des juvéniles est communément utilisée en gestion des pêches pour repeupler des zones surpêchées (c’est par exemple « l’effet réserve » des aires marines protégées). Contrairement à ce que mettent en avant les partisans du « prélèvement équilibré », c’est donc bien de la préservation du stock de futurs reproducteurs dont va dépendre la bonne santé du stock, et non d’une pression de pêche répartie sur toutes les classes d’âge.
Juvéniles de dorades roses (Pagellus bogaraveo) ©Frédéric Le Manach
Les auteurs pointent aussi du doigt le fait que les modèles utilisés dans les publications en faveur de la théorie du « prélèvement équilibré » sont erronés, ou que les travaux cités dans ces publications ne soutiennent pas les arguments avancés. Ils montrent ainsi que certaines pêcheries de lacs africains, utilisées comme faire-valoir à la théorie du « prélèvement équilibré », ont en réalité des conséquences néfastes sur les écosystèmes et les pêcheurs qui en dépendent. Selon les tenants du « prélèvement équilibré », la perte de rentabilité constituerait un garde-fou naturel à une trop forte augmentation de la pression de pêche sur un stock : les pêcheurs s’arrêteraient de pêcher lorsque cette activité deviendrait non rentable, permettant au stock de se reconstituer. Or, cette hypothèse, largement inspirée du fonctionnement des pêcheries industrielles des pays développés, s’avère peu réaliste pour des pays en développement, où peu d’alternatives économiques sont offertes aux pêcheurs. Ceux-ci n’ont donc souvent pas d’autre choix que de rester dans la pêcherie et de l’exploiter jusqu’au dernier poisson.
Enfin, Rainer Froese et ses collègues suggèrent que « dans le monde réel », les pêcheries ne fonctionnent pas comme le prédit la théorie du « prélèvement équilibré ». Aucune étude scientifique ne démontre que le « prélèvement équilibré » améliorerait l’état des stocks. Les auteurs notent également qu’une telle gestion des pêches, c’est-à-dire une pression de pêche exercée à tous les niveaux de la chaîne alimentaire, demeure finalement assez proche de ce qui se fait dans la plupart des pêcheries mondiales puisque les captures accessoires contiennent des juvéniles des espèces ciblées mais aussi ceux d’autres espèces. C’est donc bien des espèces très variées et de tous les niveaux trophiques qui sont pêchées. Or, jusqu’à présent et au vu de l’état des ressources halieutiques mondiales, ce type de gestion n’a pas vraiment prouvé son efficacité.
En conclusion, le « prélèvement équilibré » reviendrait à entériner une politique du statu quo. Son application serait susceptible d’aggraver l’état de santé des écosystèmes marins et des populations de poissons mais aussi d’oiseaux et autres mammifères marins. En prélevant toutes les classes d’âge, les stocks de reproducteurs actuels et futurs, garants de la capacité d’une population à se reconstituer, seraient inévitablement affectés. Une gestion selon le « prélèvement équilibré » signifierait l’abandon de mesures controversées par le secteur de la pêche industrielle comme les tailles minimales de capture ou l’interdiction des rejets, soit un immense retour en arrière compte tenu du fait que cette dernière régulation a mis 30 ans avant d’être inscrite dans la Politique Commune des Pêches européenne. Sous une telle politique souhaitant équilibrer les captures sur tous les niveaux trophiques, de nombreuses pêcheries controversées comme la pêche à la baleine ou les pêches minotières (capture de petits poissons destinés à être transformés en farine animale) trouveraient ainsi une légitimité nouvelle. Le « prélèvement équilibré » pourrait également faire écho auprès du secteur de l’aquaculture, puisque les captures d’une plus grande quantité de poissons de petite taille ou inintéressants d’un point de vue économique réduirait le coût de la farine.
Séduisante en théorie, cette méthode de gestion basée sur un « prélèvement équilibré » des espèces marines est, en fait, totalement irréaliste. D’autres politiques de gestion des pêches ont, au contraire, invariablement montré leur efficacité dans toutes les régions du monde : création de réserves marines pour préserver la capacité de régénération des populations ; réduction de la surcapacité des flottes, principale cause de surpêche ; arrêt de la consommation des espèces les plus vulnérables ; diminution de notre consommation de protéines animales. En somme et sans surprise, il n’existe pas de solution miracle à la surpêche qui n’implique de revoir nos pratiques.
Froese R, Walters C, Pauly D, Winker H, Weyl O, Demirel N, Tsikliras A and Holt S (2015) A critique of the balanced harvesting approach to fishing. ICES J. Mar. Sci.: 11. Article disponible ici en accès libre.
Article d’analyse de Claire Christian, Directrice du secrétariat de la Coalition de l’Océan Antarctique et Austral (http://www.asoc.org) (en anglais) : http://news360.com/article/302936692
[1] Garcia, et al. (2011) Selective fishing and balanced harvest in relation to fisheries and ecosystem sustainability. Report of a scientific workshop organized by the IUCN-CEM Fisheries Expert Group (FEG) and the European Bureau for Conservation and Development (EBCD) in Nagoya (Japan), 14–16 October 2010, International Union for Conservation of Nature, Gland (Switzerland). 33 p.
[2] Garcia, et al. (2012) Reconsidering the consequences of selective fisheries. Science 335(6072): 1045-1047.
[3] Froese, et al. (2015) A critique of the balanced harvesting approach to fishing. ICES J. Mar. Sci.: 11.