21 avril 2017
CONTEXTE
Alors que l’Europe s’est officiellement engagée à supprimer les subventions qui contribuent à la surcapacité et à la surpêche (l’un des Objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 des Nations unies), un amendement a priori innocent mais en réalité excessivement néfaste, proposant de réintroduire les aides à la construction de navires dans les régions ultrapériphériques (Guyane, Réunion, Madère etc.) a été adopté au Parlement européen, jeudi 27 avril. Cet amendement permettra aux industriels d’utiliser le précédent pour obtenir la ré-autorisation des subventions à la construction de nouveaux navires partout en Europe (alors qu’elles sont interdites depuis 2002(1)) et d’arguer que les aides à la construction ne peuvent pas toutes être classées comme « néfastes ».
Le 22 mars dernier, une version préliminaire de cet amendement avait été rejetée par la Commission PECH du Parlement. Le nouvel amendement est beaucoup plus pernicieux, puisqu’il justifie le besoin de construire des nouveaux bateaux dans les régions ultra-périphériques – notamment en Guyane – sous peine de condamner la pêche artisanale alors que toutes les dispositions financières en faveur de la pêche artisanale existent par ailleurs.
C’est pourquoi BLOOM s’est opposé avec force à cet amendement et appelle les politiques à régler les vrais problèmes qui pénalisent la pêche artisanale.
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La Guyane pourrait être une vitrine mondiale de la pêche durable : ses eaux poissonneuses et riches en biodiversité offrent la possibilité, devenue rare par les temps qui courent, de mettre en place un plan de gestion réellement ambitieux des ressources en évitant de reproduire les erreurs apprises du passé, notamment de la surexploitation critique des stocks de poissons en Europe.
En Guyane, la population de pêcheurs, essentiellement artisanale (190 bateaux côtiers de moins de 12m, auxquels s’ajoutent 22 chalutiers crevettiers semi-industriels de 24m), est en adéquation avec une ressource encore relativement abondante. Les pêcheurs locaux se sont engagés depuis longtemps dans une démarche volontariste d’amélioration de leurs pratiques de pêche et la Guyane a par exemple adopté les dispositifs d’échappement de tortues des filets sans y être contrainte par les normes américaines (à qui les exportations de crevettes ne sont pas destinées) et interdit le chalutage de fond entre 0 et 30 mètres pour protéger les zones sensibles de nourriceries. Mais au lieu de leur donner les moyens de mettre en œuvre une activité de pêche économiquement performante et écologiquement viable, la France se désintéresse du sort de ses pêcheurs en Guyane et pire, ferme les yeux sur le pillage quotidien de leurs eaux par les pêcheurs illégaux en provenance du Suriname, du Brésil et du Guyana. Ces derniers réalisent, selon des estimations conservatrices des captures deux fois plus importantes que les pêcheurs locaux (6000 tonnes contre 3000) !
Alors que les moyens de surveillance des eaux guyanaises sont nettement plus élevés que dans d’autres territoires marins en raison de la base spatiale de Kourou, les navires, occupés à sécuriser le périmètre de lancement des fusées, ne prennent même pas la peine de patrouiller les eaux productives des estuaires du Maroni, de l’Approuague et de l’Oyapock, où l’essentiel de la pêche illégale se produit. La France préfère clairement protéger ses fusées que ses pêcheurs guyanais !
Alors que les navires de pêche illégale opérant dans les eaux souveraines de la France en Guyane sont estimés à 30 navires par jour en moyenne en comparaison des 190 unités guyanaises, or les acteurs de terrain constatent qu’il n’y a aucune volonté ni mise en œuvre des contrôles ! Malheureusement, à chaque fois que ces pêcheurs illégaux sévissent, principalement de nuit, ils déploient le plus rapidement possible des méthodes de pêche destructrices interdites en Europe, qui capturent avec une efficacité morbide des quantités phénoménales de poissons et d’organismes marins.
Avec la complicité passive de l’Etat français, la pêche illégale contribue ainsi à la mort lente et certaine de l’environnement marin, d’une biodiversité tropicale foisonnante et des pêcheurs de Guyane, qui se trouvent ainsi privés de leurs ressources, contraints d’allonger la durée des marées et les coûts associés aux opérations de pêche, et in fine, paupérisés.
Pourquoi les eaux de Guyane sont-elles tant infestées de prédateurs illégaux ? Parce que ces derniers savent que c’est une vraie passoire ! Que le contrôle transfrontalier est inexistant et que les sanctions sont appliquées au compte goutte !
Soucieux de privilégier d’importants enjeux commerciaux, notamment pétroliers, l’Etat français sacrifie ses marins pêcheurs en montrant une frilosité diplomatique pudibonde à sanctionner les coupables. Dans une ironie du sort laissant aux acteurs de la pêche un fort sentiment d’amertume, les poissons capturés illégalement dans les eaux guyanaises sont débarqués et transformés au Suriname, au Guyana ou encore au Brésil dans des infrastructures modernes dont sont privés les Guyanais ; usines parfois financées par des Fonds européens au titre de l’aide au développement ! Les pilleurs des eaux guyanaises réussissent donc à obtenir des fonds que la Guyane peine à recevoir pour structurer la transformation à grande échelle d’une ressource fragile et maintenant plus rare dans les eaux voisines de la Guyane.
Le modèle actuel d’exploitation profite à tous sauf aux Guyanais : ces derniers, soumis à des normes environnementales plus contraignantes (y compris volontairement), gèrent mieux leurs ressources que leurs voisins, ce qui attire leur convoitise, mais par manque de contrôle de la pêche illégale et d’investissements dans des infrastructures permettant de valoriser le produit des pêches, ils n’en récoltent pas les fruits. La Guyane n’a pas vocation à générer un réservoir de biomasse pour ses voisins et à soutenir un modèle d’exploitation moins disant en matière environnementale et sociale. Est-ce là le modèle que la France et l’Europe soutiennent ? Des activités illégales, un travail sous-payé réalisé dans des conditions dangereuses, la surexploitation des ressources et la dégradation inexorable de l’environnement marin pour alimenter en matière première des usines détenues pas des capitalistes d’ailleurs mais subventionnés par des fonds européens qui font de la concurrence déloyale à la Guyane et donc à la France ? Un autre modèle est possible et nécessaire.
Les pêcheurs guyanais demandent des conditions de travail décentes et un investissement dans l’emploi à long terme. Cela passe par un contrôle strict des eaux de la zone économique exclusive française et un fléchage prioritaire des aides existantes dans l’outil de financement européen de la pêche (le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche « FEAMP ») vers les eaux ultrapériphériques françaises, notamment la Guyane, qui accusent un retard infrastructurel que chacun connaît, assumé avec cynisme et qui fait honte à la France.
Ces aides disponibles par le biais du FEAMP doivent être allouées en priorité à des zones à fort potentiel de développement social et économique et au capital naturel exceptionnel telles que la Guyane. Elles devraient être allouées à l’amélioration des conditions de sécurité en mer et des normes sanitaires, à la formation professionnelle et à la conversion vers les méthodes de pêche les plus douces, notamment sur d’autres ressources encore non exploitées en Guyane comme les espèces pélagiques (thons etc.).
L’Etat français doit cesser de ne considérer la Guyane que comme une base de lancement spatiale proche de l’équateur et donc du ciel. La Guyane c’est une terre, une mer, un peuple, qui n’a pas à faire les frais d’un manque de volonté politique causé par une stratégie politique et commerciale ne bénéficiant pas aux communautés locales.
S’ils sont abandonnés par nos dirigeants et donnés en pâture aux bandits des pays voisins, l’État français ne fait que le lit de l’amertume et de la paupérisation des communautés littorales de Guyane. Les pêcheurs de Guyane aspirent à faire la démonstration qu’une pêche durable est possible en préservant la biodiversité tout en restant économiquement performante, mais il faut pour cela leur créer les conditions de travail adéquates : la surveillance des eaux, un fléchage prioritaire des aides déjà existantes, une collecte de données digne de ce nom qui permettra une analyse fine et non superficielle comme celle qui existe actuellement.
Il n’y a qu’à ces conditions que les pêcheurs, les ONG et les chercheurs seront en mesure de mener à bien l’ambitieux projet d’écrire une « success story » à la française.