04 février 2016
Le 2 février 2016, les députés discutaient de la proposition de Loi « Économie bleue ». Déposée par le député PS Arnaud Leroy l’été dernier, cette proposition vise à améliorer la compétitivité des entreprises françaises et des ports ainsi que l’employabilité des gens de mer.
Elle propose par exemple la création d’un Conseil des investisseurs pour les ports, élargit les possibilités de protection privée des navires ainsi que l’autorisation des jeux de hasard à bord. Elle met également sur la table des discussions d’autres domaines tels que celui des énergies renouvelables et de la conchyliculture.
Suite à la discussion en janvier du projet de loi Biodiversité, des députés avaient repris quatre des cinq amendements proposés par BLOOM. Ces amendements demandent plus de transparence dans le secteur financier de la pêche ou encore l’interdiction de la capture d’espèces menacées d’extinction. Le secrétaire d’État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche Alain Vidalies ainsi que plusieurs députés se sont opposés à ces amendements en brandissant un argument phare : « 70% des espèces [sont] au rendement maximum durable », y compris les espèces profondes.
D’où proviennent ces chiffres ? C’est LA grande question, puisqu’aucune donnée scientifique ne vient les soutenir. Comme le rappelait clairement l’hebdomadaire Le Marin le 4 février, selon le Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM ; organisme scientifique qui produit les évaluations officielles de stocks au niveau européen), seuls 36 stocks sur les 225 étudiés sont exploités à un effort de pêche optimal, soit… 16% !
En ce qui concerne les espèces profondes, l’Association française d’halieutique rappelait en 2015 que « parmi [les] 26 stocks [d’espèces profondes évaluées], seuls trois ont fait l’objet d’une évaluation qui permet d’apprécier leur situation au regard des critères de gestion au RMD [rendement maximum durable]. Deux stocks sont classés comme étant surexploités (la lingue et le brome de la zone Va [autour de l’Islande] ). Seul le grenadier de roche de la zone Ouest Ecosse-Irlande (Vb, VI, et VII) remplit les critères d’une gestion au RMD, avec une pression de pêche jugée modérée et une biomasse de géniteurs supérieure au minimum de précaution« . Les derniers chiffres du CIEM ne permettent en rien d’affirmer le contraire. En fait, ils disent même qu’à part deux stocks (c’est-à-dire une fraction de la population totale), on ne connaît rien de l’état de santé des espèces profondes ciblées (et encore moins des espèces capturées de manière accessoire).
Lorsque l’on se penche sur la biomasse de ces stocks et non plus seulement sur l’effort de pêche mis en oeuvre, aucun n’a encore atteint son niveau optimal. En effet, il faut du temps et certainement abaisser encore l’effort de pêche pour que la biomasse des stocks de poissons européens ne se reconstitue.
Nous sommes donc encore loin de la vision utopique de M. Vidalies, dont nous serions curieux de connaître les sources.
(Ces notions de « stock », « biomasse », « effort de pêche », « niveau optimal », … sont compliquées. Nous mettrons bientôt une page en ligne pour éclairer votre lanterne)
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En France, les informations concernant les subventions à la pêche sont non seulement indisponibles publiquement (pas de fichier exploitable sur les sites officiels) mais elles demeurent inaccessibles même sur demande expresse adressée au gouvernement et aux administrations centrales.
Après que l’amendement visant à accroître la transparence des aides allouées au secteur de la pêche en France a été déposé, le Secrétaire d’État aux transports, Alain Vidalies a fulminé et rétorqué que le gouvernement était « particulièrement défavorable » à cet amendement et que « tout ce qui concernait la pêche [était] transparent ».
Pour tout savoir concernant la discussion de cet amendement et l’opposition du gouvernement, voir notre actu sur le sujet.
M. Jean-Luc Bleunven, député socialiste et dépositaire de l’amendement 43, commence par présenter les données mondiales de l’état des stocks de poissons sauvages. Il rappelle qu’en 2014 la FAO alertait déjà sur le fait que 90% des stocks étaient pleinement exploités ou surexploités. Il cite ensuite l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) : leur rapport 2015 sur les eaux européennes rapporte que deux des trois espèces ciblées par le chalutage profond, à savoir la lingue bleue et le grenadier de roche, sont menacées d’extinction à l’échelle du continent. D’après le député, si l’on veut conserver le caractère durable de nos pêches, il convient d’interdire la capture de ces espèces.
M. François-Michel Lambert du groupe Écologiste ajoute à cet argumentaire, non pas sans émotion, le cas du thon rouge en Méditerranée. La mise en place de mesures drastiques de contrôle et de surveillance des pêches a permis au stock de se reconstituer légèrement et, quoique restant à un niveau historiquement bas, de se stabiliser. Mais la chute de ce stock n’a pas été sans conséquences. « Je suis de la région de Marseille. Je vois bien comment on leur a menti [aux pêcheurs du thon rouge] : « Achetez des chalutiers, modernes, prenez des satellites et allez pêcher du thon rouge ! » Ils revenaient avec de moins en moins de thon rouge ou ils devaient payer de plus en plus cher les systèmes de repérage. Certes, il y avait d’autres pays qui enfreignaient les lois, mais est-ce parce que d’autres les enfreignent que nous devons le faire ?« .
Le rapporteur Arnaud Leroy, député socialiste est quant à lui défavorable à ces amendements. Il regrette « que personne ne lui ait présenté d’amendement demandant plutôt à ce que la France prenne des mesures, au niveau international, pour lutter contre la pêche illégale« . C’est selon lui un problème plus pertinent à adresser que celui de la capture d’espèces menacées d’extinction. D’autant plus que les données présentées par les précédents députés sont issues des rapports UICN et non du CIEM, un organisme « plus soucieux de l’équilibre [économique] des filières » et sur lequel il est donc préférable de s’appuyer. M. Leroy présente ensuite l’argument souvent usité, à tort, du nombre d’emplois directs et indirects qui dépendent des pêcheries associées, avant d’ajouter que « ce secteur a déjà connu l’arrachage de nombreux navires depuis la mise en place de la PCP« .
M. Alain Vidalies, secrétaire d’État au transport, à la mer et à la pêche juge ces amendements « dangereux ». « En votant cet amendement, nous irions à l’encontre de l’avis du CIEM qui n’a pas interdit la capture de ces espèces » explique-t-il avant d’ajouter : « Le message envoyé aux pêcheurs serait alors que ce qui est proposé par l’Europe et que nous avions suivi est en fait inexact, puisque nous n’adhérons plus à leur politique. […] La Politique Commune des Pêches va dans le bon sens : nous sommes aujourd’hui avec 70% des espèces qui sont au Rendement Maximum Durable. Cela veut dire que ce qui est pêché chaque année ne remet pas en cause le stock. Donc suivons cette politique. » conclut le ministre sous une slave d’applaudissements.
Yannick Moreau, député républicain s’insurge ensuite : « Nos amis écologistes ne manquent jamais une occasion de tirer dans le dos des pêcheurs français. […] Mais assumez-le ! Ce que vous voulez, c’est tuer la pêche. » Et de reprendre l’argument européen : « C’est à Bruxelles que ça se passe. C’est une négociation âpre à laquelle vous n’entendez rien. […] Proposer un amendement comme celui-là est une proposition scandaleuse […] qui n’a d’autre but que de décrédibiliser la pêche artisanale française. En réalité vous voulez emmerder les pêcheurs français. Arrêtez de vouloir tuer la pêche en eaux profondes !« . M. Moreau n’avait sans doute pas bien écouté le député écologiste François-Michel Lambert, qui ne manquera pas de rappeler plus loin qu’en interdisant la capture d’espèces menacées d’extinction, ce sont bien les pêcheurs et leur avenir que son groupe cherche à protéger.
M. Philippe Folliot (association PSLE – Centre droit) est également contre l’interdiction de la capture d’espèces profondes. Il cite comme argument le cas de la légine australe, espèce d’eaux profondes pêchée autour des Terres Australes et Antarctiques Françaises. Il est vrai qu’il s’agit d’une pêcherie profonde (à la palangre et non au chalut de fond), mais certainement une des figures de proue en termes de contrôle et de surveillance dans les eaux françaises. L’amendement ici proposé ne remettait pas en cause ce secteur d’activité pérenne.
Les amendements 43 et 204 proposant l’interdiction de capture et de commercialisation d’espèces menacées d’extinction sont finalement rejetés.
Le député Fabrice Carvalho (Gauche démocrate et républicaine) commence par présenter les arguments en faveur d’une telle interdiction. Il explique que cette technique destructrice perdure alors même qu’elle capture des espèces menacées d’extinction et qu’elle est à l’origine de rejets importants (seules trois espèces ont un intérêt commercial, contre plus d’une centaine d’espèces capturées). De plus, les flottes industrielles sont surdimensionnées, au détriment d’une pêche artisanale qui représente 80% des emplois du secteur en France et qui est aujourd’hui en danger. « Le chalutage en eaux profondes est le symbole d’une politique commune de la pêche qui marche sur la tête », dit-il, avant de rappeler l’importance de soutenir cette pêche artisanale.
Le député Denis Baupin (EELV) ajoute que les préoccupations de l’impact de cette méthode de pêche sont partagées par une réelle diversité de partis, mais également par des ONG et des citoyens. Il cite les nombreuses études scientifiques qui démontrent « les impacts ravageurs de la pêche en eaux profondes sur la biodiversité », avant de conclure en appelant la France « à prendre une position courageuse sur l’interdiction de cette pratique ».
M. Leroy explique ensuite que de même qu’il existe des articles scientifiques qui dénoncent l’impact de la pêche en eaux profondes, il en existe également des dizaines « qui démontrent que des efforts sont en train d’être faits et qu’ils portent leurs fruits ». Nous aimerions bien savoir lesquels ! Le rapporteur invoque enfin l’argument européen : puisque le trilogue a établi un compromis ainsi qu’un calendrier, il serait déraisonnable de rentrer en porte-à-faux avec ses décisions. Arnaud Leroy conclut en émettant pour la n-ième fois l’interjection suivante : « ne jetez pas la suspicion sur une profession !« . C’est évident : vouloir protéger le secteur de la pêche industrielle en faisant interdire une pratique destructrice et le plus souvent pratiquée à échelle industrielle reviendrait à jeter la suspicion sur l’ensemble de la profession.
Alain Vidalies, Secrétaire d'État chargé des transports, de la mer et de la pêche lors de la discussion de l'amendement n°214, le 2 février 2016 à l'Assemblée Nationale
M. le secrétaire d’État au transport et à la pêche entame quant à lui son argumentaire en qualifiant la démarche d’interdiction du chalutage profond de « dangereuse ». D’après lui une telle initiative pourrait en effet remettre en cause le processus européen à ce sujet et ferait « le fond de commerce de ceux qui luttent contre l’Europe », ce qui in fine « se retrouverait dans les urnes ».
Suite au discours de M. Vidalies, ceux des députés pro-pêche profonde s’enchaînent. Gilles Lurton, représentant des Républicains, brandit l’un des arguments habituels : nous ne pouvons interdire le chalutage profond en France car cela désavantagerait les pêcheurs français.
Le député socialiste Gilbert Le Bris reprend quant à lui l’adage coutumier des lobbies : aujourd’hui nous voulons interdire la pêche profonde, demain ce sera la pêche hauturière et après-demain la pêche artisanale. Une peur infondée que BLOOM de même que la ministre Ségolène Royal n’ont de cesse de démentir.
La discussion tourne alors à la foire lorsque Gwendal Rouillard, député de Lorient, termine son intervention et que la vice-présidente de l’Assemblée Nationale a besoin d’insister à deux reprises avant qu’il n’accepte enfin de laisser la parole aux autres. Annick Le Loch, députée socialiste n’apporte rien de nouveau en termes d’argument mais affirme sa volonté de voter contre l’interdiction du chalutage profond. Alain Vidalies revient finalement sur le devant de la scène et définit le débat comme reposant sur deux sujets bien distincts. D’une part, il y a la question des espèces. Selon lui, les espèces d’eaux profondes « ne montrent aucune difficulté d’après le CIEM ». D’autre part est posé le problème du dragage à une certaine profondeur. Auquel cas, le cadre de discussion est européen et n’a pas sa place ici.
Les amendements proposant l’interdiction du chalutage profond sont finalement rejetés.