30 janvier 2023
Alors que commencent aujourd’hui à Mombasa (Kenya) deux réunions cruciales qui pourraient signer le début d’une nette amélioration de l’état de santé des populations de thon et d’autres espèces de l’océan Indien, nous appelons l’Union européenne à changer radicalement de position en adoptant les mesures urgentes proposées par l’Inde pour protéger l’environnement marin.
Les diverses espèces de thon étant en déclin, des mesures drastiques sont nécessaires pour mettre un terme aux dommages causés par les flottes industrielles étrangères, notamment les thoniers senneurs français et espagnols. Dans cette optique, l’Inde a, pour la première fois, présenté une proposition très attendue visant à éliminer l’utilisation de radeaux artificiels (les « dispositifs de concentration de poissons », ou « DCP » dérivants)(1) qui permettent aux pêcheries de haute technologie de faire main basse sur toute la vie marine en ne laissant aucune chance aux animaux de s’échapper.
Jusqu’au 5 février, les réunions intergouvernementales qui se tiendront sous l’égide de la Commission thonière de l’océan Indien (CTOI) rassembleront 30 États ayant un intérêt direct dans la pêche au thon. Les enjeux sont importants pour les écosystèmes marins mais aussi pour le développement des pays côtiers, puisque les « critères d’allocation » des futurs quotas y seront discutés. Sur ces deux sujets (utilisation de DCP et quotas de pêche), les propositions respectives des pays côtiers de l’océan Indien et des pays de pêche lointaine (comme l’Union européenne) sont radicalement opposées. Les négociations promettent donc d’être intenses.
La première réunion de la CTOI, qui se tiendra du 30 janvier au 2 février, portera sur les critères d’allocation des quotas(2), c’est-à-dire sur la manière dont le « gâteau » sera partagé entre les États. Sur ce point, une récente étude scientifique co-écrite par BLOOM(3) met en lumière les différentes forces en présence : alors que les pays côtiers veulent se réapproprier ces ressources marines, l’Union européenne pousse le principe du « précédent historique ».
En d’autres termes, les pays de l’océan Indien soutiennent que ce qui est pêché dans leurs eaux leur appartient, tandis que l’UE affirme que ce que les flottes européennes ont pêché historiquement dans la zone leur appartient. La position de l’UE garantirait que les flottes européennes (c’est-à-dire françaises et espagnoles) se taillent la part du lion dans les futurs quotas. Le même principe de « d’antériorité historique » pour l’attribution des quotas de pêche a été largement appliqué dans l’UE et a entraîné la disparition progressive des petites communautés de pêcheurs côtiers, les entreprises industrielles s’étant accaparées de la grande majorité des quotas.
Nous demandons donc à l’UE de revoir complètement sa position néocoloniale concernant les critères d’attribution des futurs quotas. Le principe de la préséance historique est un échec social et environnemental majeur en Europe. L’UE ne peut pas laisser l’Histoire se répéter dans l’océan Indien étant donné l’urgence actuelle à protéger les écosystèmes marins et les communautés côtières locales face aux changements rapides induits par l’extinction des espèces et le changement climatique. En l’état, la position européenne est aussi totalement incompatible avec les objectifs déclarés de son programme d’aide au développement, à savoir « réduire la pauvreté » et « atténuer le changement climatique ».(4)
« Subsidies and allocation: A legacy of distortion and intergenerational loss » (Frontiers), une étude scientifique co-écrite par BLOOM (en anglais)
La deuxième réunion de la CTOI, qui se tiendra du 3 au 5 février, portera sur la gestion des DCP dérivants, c’est-à-dire des objets flottants constitués de divers matériaux (plastique, bambou, etc.) auxquels sont attachés des bâches, des rubans et d’autres matériaux. Les DCP dérivants ont été développés au début des années 1980 et ont depuis gagné en popularité, les pêcheurs ayant commencé à imiter le phénomène naturel de l’attraction des poissons par des objets flottants tels que des troncs d’arbres ou des carcasses de baleines. L’utilisation des DCP dérivants a connu une croissance exponentielle : les thoniers européens ont réalisé 96 % de leurs captures sous DCP en 2018 dans l’océan Indien. Depuis plusieurs années, les DCP sont fortement critiqués par les scientifiques, les ONG et les pêcheurs en raison de leur ultra-efficacité et de leurs impacts négatifs sur les écosystèmes marins. En particulier, les prises accessoires – c’est-à-dire les juvéniles et les espèces non ciblées rejetés morts ou endommagés en mer – sont importantes. Par exemple, 97 % des thons albacores (une espèce surpêchée) capturés sous DCP par des entreprises européennes dans l’océan Indien entre 2015 et 2019 étaient des juvéniles(5).
À l’approche de la réunion de la CTOI, l’Inde a présenté une proposition qui tient enfin tête aux puissantes flottes de senneurs français et espagnols qui utilisent des DCP : l’Inde a en effet proposé d’interdire totalement les DCP dérivants à partir du 1er janvier 2024(6).
Bien que la position de l’Inde au sein de la CTOI soit parfois très discutable, par exemple lorsque le pays s’est opposé au plan de reconstitution du thon albacore en 2022, BLOOM demande à l’UE de soutenir cette proposition visant à abolir rapidement les DCP dans l’océan Indien. Cela permettrait à l’UE d’aligner ses objectifs de pêche durable sur ses actes, au lieu de soutenir les intérêts privés d’une poignée d’entreprises dont les impacts négatifs sont amplement documentés. De surcroît, ce serait une mesure particulièrement efficace pour reconstituer la population de thons Albacore.
C’est un signe des temps : le Kenya a également présenté une proposition d’une importance capitale(7) qui traite de l’impact dramatique des DCP sur la santé de l’océan. Au lieu d’une interdiction totale, le Kenya propose de limiter le nombre de DCP dérivants à 150 unités par navire de pêche et d’éliminer progressivement les « navires de soutien », c’est-à-dire les navires qui ne capturent pas de poisson mais qui gèrent et disséminent des DCP pour d’autres navires de pêche, augmentant ainsi le nombre de DCP utilisés par chacun d’eux. Ce chiffre très élevé de 150 DCP donne une idée du déploiement incontrôlé des radeaux artificiels dans tout l’océan. Actuellement, chaque navire peut avoir jusqu’à 300 DCP opérationnels à tout moment(8), mais il est impossible de savoir précisément combien de DCP sont utilisés, car aucune donnée sur leur nombre, leur emplacement ou leur propriété n’est disponible.
Cette question critique de l’opacité est également abordée par la proposition kenyane qui suggère la création d’un registre des DCP, contenant notamment un identifiant unique pour chaque DCP dérivant, l’identité de son propriétaire et le navire qui lui est affecté. Le Kenya demande également la mise en place d’un système de surveillance des DCP dérivants, qui permettrait la transmission en temps réel des données de géolocalisation. De telles mesures constitueraient une avancée considérable pour accroître la transparence de la pêche au thon.
Au lieu d’assumer ses responsabilités et commencer à se détourner de l’assistance technologique pour capturer des populations de poissons en déclin, l’UE a présenté une proposition soulignant la nécessité de mettre en place des DCP « biodégradables »(9), qui n’auraient donc aucun impact sur la plupart des effets délétères que les DCP ont sur les écosystèmes marins, par exemple les prises accessoires et la capture élevée de juvéniles.
L’UE prétend avoir une vision pour une pêche durable et un partenariat équitable avec les pays en développement, mais elle n’a pas encore joint le geste à la parole. Au contraire, BLOOM a récemment montré que les lobbies français et espagnols de la pêche à la senne coulissante l’emportent désormais sur le nombre de représentants publics au sein des délégations officielles de l’UE dans l’océan Indien(10).
Aujourd’hui, BLOOM appelle l’UE à prendre position en faveur d’une pêche durable et de la justice sociale par le biais d’accords de partenariat réellement équitables avec les pays en développement et en soutenant la proposition de l’Inde sur les DCP, la proposition du Kenya sur la transparence et les revendications des pays côtiers au lieu d’obéir à son industrie de la pêche.
[1] Les DCP dérivants – utilisés par les senneurs industriels – ne doivent pas être confondus avec les DCP ancrés, utilisés par les petits pêcheurs près des côtes, qui ont un impact environnemental marginal mais qui assurent la sécurité en mer et donc une sécurité alimentaire accrue.
[2] https://iotc.org/meetings/11th-meeting-technical-committee-allocation-criteria.
[3] Sinan et al. (2022) Subsidies and allocation: a legacy of distortion and intergenerational loss.
[5] https://www.globaltunaalliance.com/wp-content/uploads/2022/03/Naunet-Fisheries.2021.V3-new.pdf.
[6] Proposition du Kenya : https://iotc.org/sites/default/files/documents/2023/01/IOTC-2023-SS6-PropBE_Prohibition_of_DFADs_IND.pdf
[7] Proposal by Kenya: https://iotc.org/sites/default/files/documents/2023/01/IOTC-2023-SS6-PropDE_-_On_Management_of_DFADs_KEN_et_al.pdf.
[8] Résolution 19/02 de la CTOI : « Cette résolution fixe à 300 le nombre maximum de bouées opérationnelles suivies par tout navire à senne coulissante à un moment donné. Le nombre de bouées instrumentées qui peuvent être acquises annuellement pour chaque senneur à senne coulissante est fixé à 500 au maximum. Aucun senneur à senne coulissante ne doit avoir plus de 500 bouées instrumentées (bouée en stock et bouée opérationnelle) à un moment donné ». Disponible sur : https://faolex.fao.org/docs/pdf/mul199458.pdf.
[9] Proposition de l’UE : https://iotc.org/sites/default/files/documents/2023/01/IOTC-2023-SS6-PropAE_-_On_Management_of_FADs_EU.pdf.
[10] https://bloomassociation.org/wp-content/uploads/2023/01/Les-lobbies-thoniers-font-la-loi.pdf.