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21 septembre 2023

Qui aurait pu prédire la fin du chalut?

Qui aurait pu prédire que le talon d’Achille du chalutage était sa dépendance structurelle au pétrole ?

Qui aurait pu prédire que le chalutage était condamné à disparaître dès lors que l’augmentation des prix du carburant allait le rendre non rentable ?

Qui aurait pu prédire que la guerre en Ukraine allait se prolonger et provoquer une hausse continue des cours du pétrole sur les marchés mondiaux ?

Qui aurait pu prédire que les gouvernements n’allaient pas pouvoir indéfiniment subventionner l’achat de gasoil ?

Alors que s’ouvrent les Assises de la pêche à Nice, le secteur de la pêche est en ébullition. Le 14 septembre dernier, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Le Marin, le secrétaire d’État chargé de la mer, Hervé Berville, a annoncé que les aides gasoil accordées au secteur pour compenser la hausse des prix du carburant prendraient fin le 15 octobre.

La réaction des professionnels ne s’est guère fait attendre[1]. Les navires de pêche au large, en particulier les chalutiers, sont à nouveau en première ligne pour dénoncer l’impasse dans laquelle ils se trouvent et réclamer toujours plus d’argent public pour maintenir à flot un modèle que l’on sait pourtant voué à l’échec depuis bien longtemps, mais auquel personne n’a jamais eu le courage de s’attaquer frontalement. Un modèle qui a détruit les ressources – la surpêche est considérée par les experts de l’IPBES comme le premier facteur de destruction des écosystèmes marins au cours des cinquante dernières années –, qui a détruit les emplois directs – divisés par 4 ou 5 depuis les années soixante-dix[2] – et utilisant des techniques ultra-consommatrices de gasoil et donc émettrices de CO2 alors qu’il est urgent de sortir des énergies fossiles.

Pourtant, le rapport Poséidon[3] alertait dès 2006 sur le manque de rentabilité induit par la hausse continue des prix du carburant et les risques pour la viabilité du secteur:

Une grande partie du secteur est ainsi actuellement en rupture de rentabilité économique, situation aggravée par l’augmentation constante du coût des carburants. La viabilité même, à court et moyen termes, des entreprises de pêche est donc menacée (p. 52).

La hausse du coût des carburants (en particulier pour la flotte hauturière) s’ajoute aux autres pressions existantes comme la nécessité de réduire l’impact environnemental de la pêche, ou la nécessité d’une sélectivité croissante des apparaux. Il faut considérer que c’est une tendance lourde et de long terme (p. 127).

Constat réitéré deux ans plus tard par le sénateur Marcel-Pierre Cléach dans son rapport intitulé Marée amère[4]. Les pouvoirs publics ont donc une très grande part de responsabilité dans la situation actuelle car la situation était connue de longue date. Au lieu de regarder en face les signaux avant-coureurs de la déroute écologique, économique et sociale et prendre les mesures qui s’imposaient pour engager une transformation profonde du secteur, les décideurs politiques ont systématiquement abdiqué face aux lobbies industriels et se sont enfoncés dans un aveuglement mortifère. Depuis les années 1990, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de jouer les pompiers à grand renfort de subventions visant d’abord à apaiser la situation sur les ports au lieu d’apporter des solutions concrètes à long terme[5].

Gouverner c’est prévoir. Or, depuis des décennies, c’est le statu quo qui a prévalu dans toutes les décisions politiques. Et tant pis pour les contribuables qui payent argent-comptant ces inconséquences. Aujourd’hui, ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui résument encore le mieux la situation. « On a dépassé le seuil de rentabilité depuis longtemps, même avec l’aide de 20 centimes, la flambée du prix du gasoil nous a pris à la gorge comme je n’ai jamais vu depuis 40 ans »[6]. Malgré les exonérations de TIPCE (Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits de l’Énergie) et de la TVA sur le carburant et des aides supplémentaires mises en place dans le contexte de hausse des prix du gasoil depuis mars 2022, les navires pêchant au large ne sont pas rentables. Rien d’étonnant lorsqu’on sait qu’un chalutier de 18-24 mètres consomme en moyenne 34 000 litres de gasoil par mois, soit près de quatre fois plus qu’un fileyeur ou un caseyeur de taille équivalente.

Dans le cas où ils n’obtiendraient pas la reconduction des aides gasoil, les représentants du chalut exigent désormais qu’un plan de sortie de flotte soit mis en place afin de permettre aux pêcheurs de « partir dignement »[7]. Qu’à cela ne tienne. Pur produit de l’idéologie productiviste d’après-guerre, ce modèle est à bout de souffle et condamné à disparaître, ses tenants ayant refusé de s’engager, en temps voulu, sur la voie de la transition écologique, économique et sociale. Pour reprendre les mots du scientifique des pêches Didier Gascuel, « la déchalutisation est en marche. Inéluctable »[8].

Il est urgent – s’il n’est pas déjà trop tard – de mettre un terme à cette immense gabegie de ressources naturelles et financières et de rediriger les aides publiques vers des méthodes faiblement émettrices de CO2, respectueuses des écosystèmes marins et de ceux qui en vivent.

Rappel

Depuis trois ans, le secteur de la pêche en Europe connaît une succession de crises inédites qui ont mis en lumière les fragilités structurelles du modèle sur lequel il repose et montrent à quel point il est devenu urgent d’engager des transformations profondes.

Après la pandémie de COVID qui a contraint nombre de pêcheurs à rester à quai[1] et la sortie officielle du Royaume-Uni de l’Union européenne en janvier 2021 qui a restreint l’accès des navires européens aux eaux britanniques et dont l’accord prévoit une réduction progressive des quotas à hauteur de 25% d’ici 2026[2], les armements font désormais face à la hausse des prix du carburant provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine. En mars 2022, la Commission européenne a adopté un régime d’encadrement de crise qui assouplit les règles communautaires en matière d’aides d’État afin que les gouvernements puissent soutenir financièrement les entreprises dont l’activité est impactée par la guerre en Ukraine[3]. Révisé à trois reprises[4], ce dispositif d’urgence autorise les entreprises de pêche à recevoir des aides publiques dans la limite de 300 000 euros, aides qui peuvent prendre la forme de subventions directes, d’avantages fiscaux et d’avantages en matière de paiements, d’avances remboursables, de garanties, de prêts ou encore de fonds propres[5]. Ces mesures sont venues s’ajouter aux 30 000 euros d’aides dites “de minimis” dont peuvent bénéficier, en temps normal, les entreprises de pêche sur une durée de trois ans[6].

Un document publié par le Secrétariat général de l’État à la mer précise que sont exclus du calcul des plafonds : les aides nationales d’urgence mises en place dans le cadre du COVID et du Brexit, les subventions versées dans le cadre du FEAMP (Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche), les aides du Plan de relance pêche et aquaculture et les financements privés apportés par France Filière Pêche[7].

Les aides au carburant pour le secteur de la pêche

Depuis mars 2022, les entreprises de pêche françaises ont ainsi bénéficié des remises générales à la pompe et d’une aide spécifique au secteur qui, cumulées, représentent les montants suivants :

  • Du 17 mars au 30 septembre 2022 : 35 centimes par litre de gasoil acheté et acquitté.
  • Du 1er octobre au 15 novembre 2022 : 25 centimes par litre de gasoil acheté et acquitté.
  • Du 16 novembre 2022 au 15 février 2023 : 25 centimes par litre de gasoil acheté et acquitté
  • Du 16 février au 15 octobre 2023 : 20 centimes par litre de gasoil acheté et acquitté.

D’après le Secrétaire d’État chargé de la mer, Hervé Berville, ce sont déjà 75 millions d’euros qui ont été dépensés pour amortir les coûts en carburant des flottes de pêche françaises[8]. Du fait du plafonnement des aides prévu par le cadre réglementaire, les segments de flotte les plus consommateurs de carburant ont très rapidement atteint les seuils maximum autorisés et demandé au gouvernement de défendre la reconduction du cadre européen d’aide d’urgence[9].

Rappelons qu’à ces mécanismes d’aides mis en place depuis mars 2022 s’ajoutent l’exonération de la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et de la Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits de l’Energie (TICPE) pour le secteur de la pêche. Les règles de l’UE en matière de taxation des produits énergétiques utilisés comme carburant, combustible de chauffage et électricité sont établies dans la Directive européenne sur la taxation de l’énergie (DTE) qui a été mise en œuvre en 2003 afin de normaliser et d’imposer « des taux minimaux de droits d’accises pour la taxation des produits énergétiques ». Cette directive prévoit en particulier un régime d’exonération pour un certain nombre de secteurs économiques dont l’aviation, le transport maritime et la pêche contrairement à d’autres secteurs comme l’agriculture.

Les pêcheurs bénéficient donc déjà d’un avantage fiscal, et non des moindres, puisqu’ils économisent chaque année près de 154 millions d’euros[10] par rapport à un scénario où ils ne seraient pas exonérés et seraient soumis au même taux de taxation que celui applicable à l’utilisation générale du carburant. Cette exemption de taxe sur le carburant encourage la consommation excessive de combustible fossile par les flottes de pêche et est en décalage total avec les objectifs du Pacte Vert pour l’Europe de réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre de 55% d’ici 2030 et de neutralité à l’horizon 2050. Face à ce constat, la Commission Européenne a présenté le 14 juillet 2021 une proposition de révision de cette directive qui prévoit notamment une nouvelle structure des taux de taxation fondée sur le contenu énergétique et la performance environnementale, l’élargissement des produits soumis à la taxation et la suppression de l’exemption obligatoire de taxe sur le carburant au secteur de la pêche, ceci afin de promouvoir la transition énergétique du secteur.

Le chalut, un engin destructeur du climat et de la biodiversité

Les chalutiers sont les principaux bénéficiaires de ces aides sur les prix du carburant car ils sont extrêmement énergivores. Un chalutier de 18-24 mètres consomme en moyenne 34 000 litres de gasoil par mois, soit près de quatre fois plus qu’un fileyeur ou un caseyeur de taille équivalente. En termes d’efficacité énergétique – définie comme le rapport entre le volume de carburant utilisé et le volume de poisson pêché – les chalutiers sont également en bas de classement puisque pour débarquer une tonne de poisson un chalutier de 18-24 mètres consomme en moyenne 1350 litres de carburant, soit plus de 2,5 fois plus qu’un navire de même taille utilisant des engins dormants à faible impact sur l’environnement marin. Cette inefficacité s’explique par l’énergie considérable nécessaire pour déployer et tracter les filets qui raclent les fonds marins. En raison de cet appétit gargantuesque pour le carburant, les chalutiers sont les principaux bénéficiaires de la TICPE[11]. Rien qu’en France métropolitaine, ces navires ont économisé près 98 millions d’euros en 2019, loin devant les fileyeurs (14 millions d’€), les ligneurs (6 millions d’€), et les caseyeurs (5 millions d’€).

Parallèlement aux émissions directes de gaz à effet de serre associées à la consommation de combustible fossile, le chalutage de fonds contribue en raclant les fonds marins à la resuspension dans la colonne d’eau de grandes quantités de carbone contenu dans les sédiments marins. Le devenir de ce carbone reste encore très incertain, même si certaines études estiment que cette remise en suspension pourrait être associée à des émissions massives de gaz à effet de serre, comparables à celles issues du secteur de l’aviation[12]. En plus de détruire les fonds marins, le chalutage de fonds est associé à des taux extrêmement élevés de prises accessoires – en moyenne 22% des captures mais pouvant atteindre près de 90% pour certaines pêcheries[13] – ce qui représente un nombre incalculable d’animaux sacrifiés pour rien.

Soutenir ce modèle de pêche productiviste est donc une hérésie, et l’arrêt des aides de l’État sur les prix du carburant est une condition nécessaire pour permettre la transition écologique, économique et sociale du secteur en redirigeant les fonds publics vers des méthodes à faible impact, bas carbone et davantage pourvoyeuses d’emplois.

Références

[1]  https://bloomassociation.org/aides-covid-favoritisme/

[2] https://bloomassociation.org/accord-sur-le-brexit-quels-enjeux-pour-les-pecheurs-europeens/

[3] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52022XC1109(01)&from=FR

[4] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_23_1563

[5] Alinéa 56 de l’article 2.1 de la communication 2022/C 426/01 de la Commission européenne.

[6] https://www.essonne.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Agriculture-et-foret/Agriculture/Aides-de-Minimis/Qu-est-ce-qu-une-aide-de-minimis

[7] https://mer.gouv.fr/sites/default/files/2023-06/FAQ%20M%C3%A0J_06%20JUIN%202023.pdf

[8] https://lemarin.ouest-france.fr/secteurs-activites/peche/herve-berville-confirme-la-fin-de-laide-de-letat-au-carburant-peche-le-15-octobre-48744

[9] https://lemarin.ouest-france.fr/secteurs-activites/peche/le-dispositif-daides-au-carburant-peche-se-heurte-au-plafond-europeen-46589

[10] Estimation sur l’année 2019 à partir des données de consommation du CSTEP (https://stecf.jrc.ec.europa.eu/dd/fleet) et des prix du carburant du Weekly Oil Bulletin (https://energy.ec.europa.eu/data-and-analysis/weekly-oil-bulletin_en). Ces estimations ne prennent pas en compte les flottes lointaines opérant en dehors des eaux de l’UE.

[11] Le montant en France de la TICPE s’élève à 0,6091 €/L. Le montant de cette taxe est variable d’un État membre à l’autre, mais ne doit pas être inférieur aux taux minimaux de droits d’accises inscrits dans la Directive sur la Taxation de l’Energie. La TICPE constitue une part significative (environ 40%) du prix de l’essence et du gazole à la pompe.

[12] Sala et al. (2021). Disponible à https://doi.org/10.1038/s41586-021-03371-z

[13] https://www.fao.org/3/CA2905EN/ca2905en.pdf

[1] https://lemarin.ouest-france.fr/secteurs-activites/peche/le-comite-national-des-peches-nentend-pas-baisser-les-bras-48806

[2] Gascuel Didier, La Pêchécologie. Manifeste pour une pêche vraiment durable, Paris, Éditions Quae, 2023, p.7.

[3] Pujol Jean-Luc, Le Lann Gilbert, Banel Eric, Une ambition maritime pour la France. Rapport du Groupe Poséidon, Paris, décembre 2006, p.52. Disponible ici: https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/064000881.pdf. Dernière consultation le: 21 septembre 2023.

[4] Cléach Marcel-Pierre, Marée amère : pour une gestion durable de la pêche, Rapport n°132, Paris, Sénat, 2008. Disponible ici: https://www.senat.fr/rap/r08-132/r08-132.html. Dernière consultation le: 20 septembre 2023.

[5] Mesnil Benoît, “Public-aided crises in the French fishing sector”, Ocean & Coastal Management, 51 (10), septembre 2008, pp. 689-700.

[6] https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/les-armements-de-chalutiers-bretons-alertent-le-gasoil-trop-cher-risque-de-les-faire-disparaitre-8922129

[7] Ibid.

[8] https://twitter.com/DidierGascuel/status/1703009368537452884

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